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verses communions protestantes se relâcherait par la division à l’infini et l’émiettement des doctrines, qu’une sorte de mahométisme américain déclarerait la guerre aux doctrines de liberté démocratique, fonderait une société sur le principe de l’autorité théocratique et installerait la polygamie en plein pays chrétien ; qu’une guerre déplorable enfin, de quelque manière qu’on la juge, viendrait ébranler la doctrine des droits des états, vrai fondement de la république. La constitution américaine fut faite par des hommes d’une certaine race pour une race déterminée, par des hommes héritiers de la discipline morale individuelle établie par le protestantisme et possesseurs des lumières de la philosophie pour des hommes de race anglaise, graves, obstinés, patiens, — pour des marchands de caractère rigide, des classes rurales de mœurs sévères et des planteurs de tradition aristocratique. Si Washington, Franklin, Jefferson, avaient cru faire leur constitution pour des Irlandais ou des Allemands, il est probable qu’ils l’auraient faite tout autrement. La liberté est un bien qui est cher à tous les hommes, dont le nom est sur les lèvres de tous les hommes ; mais ils ont des manières singulièrement différentes de comprendre ce bien, et ce qui est pour l’un la liberté paraît à l’autre un insupportable esclavage. À coup sûr, ce qui est liberté pour un Anglais taciturne, silencieux et régulier ne l’est point pour un Irlandais vif, pétulant et gai. Un homme fait se sent libre dans l’immobilité : c’est l’image de l’homme pour lequel fut faite la constitution américaine ; un enfant se sent esclave, s’il ne peut s’agiter et crier : c’est beaucoup l’image des nouvelles populations que la constitution américaine doit conquérir à son esprit, conquête qui fut facile tant que l’émigration européenne n’envoya que de faibles contingens pris dans des races sœurs de la race saxonne, mais qui est devenue singulièrement laborieuse depuis que, les flots succédant aux flots, la république s’est vue inondée de populations de toute origine et de toute provenance, souvent d’esprit et de traditions hostiles à celles des natifs. En face de ces conditions nouvelles, la république résistera sans doute et restera le gouvernement de l’Amérique, mais à coup sûr sous une autre forme que la forme où nous l’avons connue et avec une autre constitution que l’œuvre glorieuse du XVIIIe siècle, blessée à mort par la fatale guerre civile. Puissent les dieux éloigner pour longtemps l’heure néfaste où périront, avec le plus ingénieux mécanisme que les hommes aient inventé pour vivre heureux en société, les meilleures espérances de l’humanité !


EMILE MONTEGUT.