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des hôtes dans laquelle j’écris, qui me semble vide et silencieuse, est pour elle pleine d’esprits qui chantent et haranguent tout le long du jour. La mère Anne est ici présente, Lucy et Joseph (deux des premiers adeptes de la secte) sont présens, tous les frères qui ont passé hors des yeux humains sont présens... pour elle. Vous n’avez qu’à observer Antoinette un moment, lorsque vous n’engagez pas son attention, pour distinguer à sa face recueillie, à son œil ravi, à sa contenance, qui est celle d’une personne absente d’elle-même, qu’elle se croit devant une autre présence plus respectée, plus auguste qu’aucune de celles de la terre. »

Au moment de fermer ce livre ingénieux et amusant, je me sens hésiter. L’impression dernière qui m’en reste, — est-ce l’effet d’une illusion nerveuse? — est triste, et me laisse sous un pressentiment de crainte. Qu’ai-je donc lu cependant dans ce livre qui fût nouveau pour moi? La plupart des faits qu’il contient, je les connaissais déjà, je les avais appris par mes lectures de journaux ou de livres successivement, un à un; mais autre chose est de les voir isolément ou de les voir rapprochés; l’ensemble présente un caractère presque alarmant. Involontairement on se demande : dans cet émiettement indéfini des doctrines et des sectes, où est la boussole morale commune à tout ce peuple? En présence de ces phénomènes inattendus qui sont venus fondre sur la république, de ce déplacement des populations de l’Europe et du monde entier, de cette inondation humaine incessante qui ne s’était pas vue depuis l’invasion des barbares, et qui, pour être plus pacifique en apparence, n’en est pas moins redoutable, où est la garantie de durée pour l’ordre social fondé, voilà quatre-vingts ans, avec tant de sagesse par les plus prudens et les plus sensés des hommes?

Il y a quelque vingt ans, il m’en souvient parfaitement, tout esprit clairvoyant pouvait prévoir la grande lutte qui a déchiré l’Union, cependant nul n’aurait osé prédire l’époque précise où cet événement se passerait. De même aujourd’hui on peut prévoir l’époque indéterminée, mais certaine, si les circonstances ne changent pas, où la constitution américaine, l’œuvre sinon la plus hardie, au moins la plus sage du génie humain, celle dont les auteurs peuvent être donnés comme les hommes qui ont le mieux connu les conditions auxquelles les peuples peuvent être heureux, deviendra insuffisante, impuissante à gouverner des populations pour lesquelles elle ne fut jamais faite, et à maîtriser des phénomènes qu’elle n’avait pas prévus. La constitution américaine n’avait pas prévu que 4 millions d’hommes de race noire deviendraient citoyens américains, que 60,000 hommes de race jaune, précurseurs de milliers d’autres, viendraient disputer aux hommes de race blanche le travail et le salaire, que le lien moral des di-