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ou de la nuit vous parlez dans la rue à une femme mormonne, vous recevez le lendemain la visite d’un saint qui vous avertit que de telles libertés de gentils ne sont pas permises au Lac-Salé. Même en tenant compte du surcroit d’énergie que le sentiment religieux donne au croyant sur l’infidèle, il est douteux que les mormons eussent réussi, sans l’active direction de Brigham Young, à rendre fertile un terrain où les plus laborieux de nos agriculteurs ne pourraient vivre. Ce ne sont là cependant que des preuves d’intelligence et de caractère, mais Brigham Young a donné dans sa vie deux preuves décisives de génie politique. C’est lui qui a décidé l’exode et l’établissement au Lac-Salé. Il vit clairement que dans l’état d’antagonisme où la secte était placée vis-à-vis des États-Unis, elle ne serait jamais prospère et formidable qu’à la condition d’en être séparée. Il fallait que son peuple renouvelât l’exemple du peuple d’Israël dont il se flattait d’avoir recueilli la vraie tradition, qu’il sortît d’Egypte comme lui et qu’il allât vivre au désert. Pour séjour de ce peuple, il choisit non une terre promise de Chanaan, mais une localité aride, ingrate, pleine de puits saumâtres, où un lac salé, digne rival de la Mer-Morte, offrait ironiquement aux altérés ses eaux malfaisantes; il choisit cette localité avec une perspicacité admirable, moins par imitation biblique que pour prouver la vérité pratique de ses doctrines, et montrer que sous la bénédiction du travail, rachat de l’homme, ce désert maudit fleurirait comme la rose. Certes cela a sa grandeur. En outre, pour que la secte se sauvât, il fallait qu’elle pût croître rapidement. Or quoi qu’on pense de la valeur morale de la polygamie, il faut bien reconnaître que pour une nation à ses débuts elle est le moyen le plus rapide d’accroissement. Lorsqu’une société est arrivée à sa croissance normale et que les deux sexes se font équilibre par le nombre, la polygamie perd sa vertu de fécondité, car si un homme a dix femmes, il faudra nécessairement qu’il y en ait neuf qui n’en possèdent pas; mais supposons qu’une secte désirant se détacher de la société générale se forme parmi nous : si elle a recours à la polygamie, il est clair qu’elle croîtra rapidement, puisque chacun de ses membres aura le pouvoir d’engendrer dix, vingt fois autant d’enfans que dix ou vingt membres de la société régulière. Cette conséquence immédiate de la polygamie est mise par M. Dixon en pleine lumière, mais il y en a une autre plus lointaine et autrement importante qu’il ne dit pas. La polygamie est une amorce pour les pauvres diables sensuels, mais, quand il s’agit de réaliser leur rêve, une insurmontable difficulté se présente. Pour avoir un harem, il faut l’entretenir, si pauvrement qu’on l’entretienne. La polygamie, recommandée ou non comme l’état de perfection, n’est donc réellement à la portée que des riches et des dépositaires du