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scellée à un homme pour la vie peut être scellée à un autre pour l’éternité. Tout cela est puéril et équivoque; mais voici qui est beau et qui nous enlève de cette atmosphère vulgaire pour nous replacer dans l’autre humanité, celle qui vit de principes. et d’idées nobles. Une personne vivante peut être scellée à une personne morte et déclarer qu’elle lui appartient pour le temps et l’éternité. Voilà la perle que peuvent avouer également la religion, la morale et la poésie, puissances délicates qui ont horreur de tout ce qui est impur. C’est le fameux mariage mystique étendu aux âmes qui ont eu chair. Un être vivant s’éprend d’un amour-rétrospectif pour une âme illustre de sa communion, dans laquelle il voit un type de sainteté, de perfection ou d’héroïsme, et il s’engage publiquement à lui appartenir, c’est-à-dire à agir comme si cette âme était présente et conformément aux vertus dont elle a laissé le souvenir. Supposez que l’élite de plusieurs générations successives, philosophes, théologiens, poètes surtout, s’emparent de cette conception, l’épurant, l’ennoblissant toujours davantage, et voyez à quel degré de beauté elle peut arriver. La meilleure baguette divinatoire pour découvrir si une doctrine est aride ou féconde, c’est la poésie. Or cette doctrine, passée à l’état de croyance traditionnelle, enfanterait infailliblement les légendes les plus merveilleuses, et serait une source d’inspiration digne des plus grands poètes, car elle reporte la pensée vers les plus belles histoires du moyen âge, celle de Geoffroy Rudel et de Mélisande de Tripoli par exemple, vers les plus beaux épisodes des poèmes de la Table-Ronde, mieux encore vers quelques-unes des histoires authentiques de nos saints. Et tenez, voici la matière du plus délicat poème. « L’elder Stenhouse me dit qu’il a une femme morte qui lui fut scellée après sa mort sur sa demande. Il avait connu cette jeune dame, il la décrit comme belle et charmante; elle avait captivé son imagination, et, si elle eût vécu, il l’eût épousée en temps opportun. Pendant qu’il était absent du Lac-Salé pour devoir de missionnaire, elle tomba malade et mourut ; sur son lit de mort, elle exprima un ardent désir d’être scellée à lui pour l’éternité, afin qu’elle pût partager les gloires de son trône céleste. Young ne fit pas d’objection à sa demande, et au retour d’Europe de Stenhouse le rite fut accompli en présence de Brigham et autres, sa première femme tenant lieu de la fille morte, à l’autel et par la suite. Il regarde cette beauté morte comme une de ses femmes et croit qu’elle régnera avec lui dans le ciel. » Malheureusement les mormons, avec leur matérialisme invétéré, ont trouvé moyen de gâter cette délicate et noble conception par la substitution d’une personne vivante comme tenant lieu de la personne morte. On est scellé à une âme, mais c’est un corps vivant qui la représente et remplit son office d’amour, et par ce malheu-