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dans la ville de Denver, où l’on en fit une exhibition publique comme celle des blessés de Paris en 1848, ce qui exaspéra jusqu’à la fureur le sang chaud des hommes du Colorado. » Ainsi ce qui est poésie dans le nord est brutale et sanglante réalité dans l’ouest. Ce fait prouve une fois de plus combien les hommes supportent patiemment les coups que d’autres reçoivent et combien ils sont tolérans envers les offenseurs d’autrui.

Ainsi, jusqu’à présent, la civilisation n’a pu mordre sur la vie sauvage, et toutes les leçons que les hommes de race saxonne ont été capables de donner aux Indiens ont consisté à leur apprendre à boire du whisky et autres variétés de l’eau de feu, leçons qui étaient plus que compensées par celles que les Peaux-Rouges ont données à l’univers entier sur l’art de se détruire le corps et l’âme en fumant l’herbe indienne. Les deux bienfaits se valent, les sauvages se trouvent donc en compte exact avec la civilisation; mais la balance du compte de la civilisation avec les Indiens est loin d’être si bien équilibrée. Un des plus curieux et des plus ingénieux chapitres du livre de M. Dixon est celui qu’il consacre à l’influence exercée par les Peaux-Rouges sur les mœurs et les croyances américaines. Il y a dans ce chapitre quelque paradoxe et infiniment de finesse. Tous les peuples vaincus ont pris à la longue leur revanche en conquérant leurs vainqueurs à leurs mœurs et à leur esprit. Les Tartares mantchoux sont devenus Chinois; les Normands sont devenus Anglais; les Israélites finirent par subir l’influence des tribus idolâtres qu’ils avaient vaincues, etc. De même les Peaux-Rouges, chassés, traqués, massacrés, se sont vengés en insufflant leur âme sauvage et païenne à leurs dominateurs chrétiens. Par exemple, le spectacle de leurs mœurs et de leur vie de famille a conduit insensiblement les Américains à penser librement sur le sujet du mariage et de la pluralité des femmes. A l’heure qu’il est, la polygamie est une institution américaine en fait et en droit, en droit dans l’état d’Utah, en fait dans les districts barbares de l’ouest. Ils leur ont infusé leur férocité et leurs méthodes particulières de vengeance; ils ont dénaturé leurs croyances religieuses et introduit parmi eux les superstitions propres aux enfans des prairies et des lacs. Les tables tournantes, les esprits frappeurs, surtout la croyance à l’incessante communication des morts avec les vivans, — croyance essentiellement américaine et que l’on rencontre dans les sectes les plus dissemblables, chez les spiritualistes, chez les mormons, chez les shakers, — l’idée de la pluralité des dieux, qui forme l’un des dogmes de la religion mormonne, tout cela est d’origine indienne. C’est à se demander si ce brave Joseph Smith n’a pas eu une inspiration de génie lorsqu’il a prétendu que les Indiens avaient été les dépositaires d’une révélation destinée à changer les croyances de