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mais ses poufs, ses écrans, ses divans, ses ouvrages de longue haleine, étaient perdus dans le vieux mobilier banal, comme l’opposition pensante dans une majorité sans caractère et sans couleur.

Au milieu du décor tel que vous le voyez, Blanche, Blanchette, se démenait comme une petite panthère en cage. Elle était laide sans avoir rien de laid : on trouve également des créatures qui semblent belles, quoique leurs traits, pris un à un, soient à peine passables. Cette jeune fille portait à l’exagération, si j’ose le dire, les caractères physiques et moraux de l’âge ingrat. Ses jambes et ses bras étaient modelés dans le même style que les baguettes de tambour ; elle avait de longs pieds, assez bien faits, et des mains interminables ; elle se tenait mal, et son teint rappelait l’Afrique aux Africains du régiment. Le nez, les yeux, le front s’adaptaient à la diable et n’allaient pas ensemble, quoique le nez fût droit, le front bien modelé et les yeux d’une couleur et d’un dessin corrects. Tout cela ne manquait peut-être que d’harmonie, mais l’harmonie est tout dans la femme. Le passant qui la rencontrait à la promenade ne gardait que l’idée d’un livide gamin.

Il n’y a pas une bambine de dix ans qui ne se soit dit en admirant une belle personne : voilà comme je voudrais être, ou même : voilà comme je serai, quand je serai grande ; mais la nature, cette mère implacable, prend plaisir à déjouer de telles ambitions. Elle relève d’un coup de pouce brutal un pauvre petit nez qui comptait être grec ; elle fend jusqu’aux oreilles une bouche innocente qui ne demandait pas à grandir ; des cheveux de couleur indécise, qui promettaient de tourner au blond doré, noircissent un beau jour, ou se décolorent en filasse. On ne peut rien contre cela, mais on enrage de bon cœur, et quelquefois on devient méchante. Blanche Vautrin n’avait pas besoin de beauté pour attirer les hommages ou conquérir un mari. La fille d’un colonel ne manque pas de flatteurs, et il y a toujours des maris pour une laide bien dotée ; mais n’importe : elle se dépitait à casser les miroirs ; elle aurait voulu être jolie pour elle-même.

Presque tous les officiers de son père la traitaient en jeune fille et lui rendaient les mêmes hommages que si elle et été Vénus en personne. Elle recevait mal les fadeurs, et répondait neuf fois sur dix par des boutades ; mais malheur à celui qui ne la prenait pas au sérieux ! Elle n’entendait point qu’on la traitât en fillette ; elle voulait être quelqu’un et faire respecter sa petite personne. Ce jeune esprit chagrin avait des subtilités despotiques qui semblaient renouvelées de Caligula. Son plaisir favori, dans le salon maternel, était de pêcher les flatteries comme à la ligne. Les pauvres officiers qui la servaient à souhait étaient cotés plats courtisans ; ceux qui refusaient le tribut étaient notés comme rebelles.