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il saisit en politique et en philosophie des douzièmes de ton. De là beaucoup de finesse d’ordinaire, et fréquemment un certain vague. Aussi n’oserais-je pas nommer les doctrines auxquelles il se rattache réellement. Il a de la tendresse pour l’Amérique même dans ses plus grandes erreurs : nous ne pouvons donc que lui supposer des tendances radicales assez prononcées; mais quelle est la forme de ce radicalisme? C’est ici qu’il est permis d’hésiter. Un de nos amis, avec lequel nous échangions tout récemment quelques mots à son sujet, le trouve très mormon; il nous semble au contraire que, s’il a un penchant quelque peu décidé, c’est pour les perfectionnistes et leur établissement communiste d’Oneida Creek. Peut-être avons-nous raison tous les deux, et la cause de notice dissidence tient-elle simplement à une tendresse assez visible de l’auteur pour le mariage spirituel, qu’il a retrouvé également, quoique sous des formes diverses, et chez les mormons et chez les perfectionnistes, et auquel il a consacré récemment, sous le nom de Spiritual wives, deux volumes considérables. Quoi qu’il en soit, les doctrines qu’il remue et commente suffisent pour former autour du lecteur une atmosphère radicale des plus prononcées, et l’on ne peut que conseiller à quiconque l’ouvrira, whig ou tory, conservateur ou libéral à l’ancienne mode, d’oublier un instant ses opinions, s’il ne veut pas imiter la conduite de ce roi de Pégu dont parle Chamfort, lequel roi faillit crever de rire lorsqu’on lui apprit que les Vénitiens étaient un si singulier peuple qu’ils vivaient en république.

Avant de nous engager avec le voyageur dans les dangereuses solitudes du far west et dans les méandres des nouvelles doctrines américaines, nous voudrions montrer par quelques exemples comment fonctionnent les facultés de notre auteur, comment son œil sait regarder et son oreille écouter. Pour cela, nous choisissons un des derniers et des plus courts chapitres du livre, celui qui est intitulé Manières. Les mauvaises manières américaines sont célèbres dans notre Europe, et il n’est presque pas un voyageur qui n’ait contribué à faire aux citoyens de la grande république une réputation de sans-gêne et de familiarité excentrique. Que de fois n’a-t-on pas décrit ce type d’Américain qui crache sur les tapis, étend ses bottes boueuses sur les canapés de soie, met ses pieds plus haut que sa tête, vous aborde sans vous connaître, et vous demande à brûle-pourpoint quel est le chiffre de votre revenu, votre condition sociale, si vous êtes marié ou célibataire. M. Hepworth Dixon, malgré son indulgence pour les mœurs américaines, raconte lui-même quelques anecdotes qui sont de la plus amusante espèce. Cette dame qu’il surprit à une station de chemin de fer fouillant sans façon dans son sac de voyage et croquant à belles dents les pommes qu’elle en avait tirées est un assez bel exemple de cette familiarité démocra-