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s’enfonce en Égypte comme un simple particulier, va jusqu’à Syènes et jusqu’à Éléphantine. Il revient épuisé, est abreuvé de dégoûts par les agens de Tibère, tombe malade et meurt. Cette mort est le texte d’une tragédie véritable, si admirablement composée par Tacite qu’il est défendu à jamais d’en refaire le récit; le procès de Pison à Rome est un autre chef-d’œuvre qu’on ne peut lire que dans ce grand historien. Je ne poserai même pas le problème insoluble de l’empoisonnement de Germanicus. S’il n’a pas été empoisonné, il a cru l’être, il l’a dit, l’univers l’a répété. Il n’est point de condamnation plus grave pour un souverain et pour un siècle.

C’est surtout dans les temps de décadence politique qu’on voit triompher une sorte de loi envieuse et fatale. Tout ce qui est beau, bon, généreux, succombe devant l’audace et l’impudence. De même, dans les champs incultes, le bon grain est étouffé par les herbes voraces. La vitalité violente absorbe la vitalité honnête; l’égoïsme et les appétits effrénés de ceux qui n’ont pas de scrupules coudoient, écartent, rejettent les âmes candides et retenues; le crime étant une force, la vertu devient une faiblesse. Germanicus a été parfait jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à la faiblesse et jusqu’au martyre; il a rempli sa destinée, mais il a trahi la destinée du peuple romain. Il y a dans cette histoire une moralité qu’il faut avoir le courage de proclamer, c’est que le peuple romain n’était plus digne que Germanicus ou tout autre héros fît pour lui cet effort. Le rôle des princes n’est pas d’offrir la liberté, le rôle des peuples au contraire est de la réclamer : les souverains trouvent qu’il est temps de l’accorder quand les peuples ont su la conquérir. Le peuple romain se vendait tous les jours afin de vivre dans l’oisiveté et dans les plaisirs; il croyait ensuite qu’un amour platonique pour l’ancienne constitution suffirait pour être affranchi. Il choisissait ou plutôt il acceptait un héros idéal, et attendait sans rien faire que ce tout-puissant sauveur ouvrît sa main, qui devait contenir le bonheur et la. liberté de tout un peuple. C’est pourquoi l’image de Germanicus est restée dans l’histoire pure, charmante, idéale, presque abstraite, tant l’action lui a manqué. Il n’est qu’une personnification : il résume l’espérance inerte d’une nation, ses aspirations impuissantes, ses regrets sans courage, ses vœux sans énergie; c’est la chimère des paralytiques qui ne veulent plus marcher, c’est l’agitation de ceux qui rêvent et demeurent plongés dans le sommeil. Germanicus du moins eût dû essayer de secouer cette léthargie; il ne l’a point fait, et le martyre l’a purifié de toute faiblesse. Sa douce et belle figure restera une consolation pour les honnêtes gens de tous les temps, mais il ne faudra jamais consentir à ce qu’elle devienne une justification ou un exemple.


BEULE.