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Une phrase de Tacite laisse deviner les regrets et les alarmes des contemporains de Germanicus; or l’on sait combien Tacite est sobre dans ses réflexions et combien lui-même enveloppe sa pensée[1]. Les politiques qui voyaient ce pompeux, mais infructueux triomphe de Germanicus ne pouvaient cacher leur tristesse, sentant qu’une occasion suprême était perdue et qu’une idée était à jamais trahie. Les âmes tendres et prévoyantes n’étaient pas moins affligées, parce qu’elles pressentaient que, dans les temps difficiles, celui qui manque à sa fortune est perdu; sa faiblesse excite le mépris de ses ennemis; être populaire et cesser de se faire craindre, c’est marcher à la mort.

Du reste la vie de Germanicus n’a plus d’objet. Que fait-il à Rome? Il plaide pour les accusés, il sourit à ses partisans, il manque d’être étouffé chaque fois qu’il se montre en public, tant la foule se précipitait sur lui comme pour saisir enfin le mot du sphinx et le signal toujours attendu. Germanicus se contente de rebâtir à ses frais le temple de l’Espérance qui vient de brûler, restauration qu’on pourrait prendre pour une ironie et qui semble dire aux Romains : « Germanicus n’est plus pour vous qu’une espérance vaine. » Qu’importent des intrigues de cour, l’ambition d’Agrippine, la jalousie du fils de Tibère, la malveillance de Séjan? Qu’importe même la succession de Tibère, qui se ferait attendre dix-huit ans et qui ne donnerait sans doute au monde qu’un maître impuissant, abusé, jouet des autres et de sa propre faiblesse? L’exemple de Tibère nous apprend comment d’un bon citoyen de mauvaises institutions font un mauvais prince. Ce fut un bien pour Germanicus d’être éloigné de Rome, ce fut une faveur nouvelle de la fortune de l’enlever à la terre jeune et dans toute sa gloire.

Lui-même ne sait plus comment remplir des jours vides et inutiles. Nommé au gouvernement de l’Asie, il s’y rend à petites journées, il fait un voyage de plaisir, il visite successivement l’Illyrie, Nicopolis, fondée par Auguste, le champ de bataille d’Actium, Athènes, où il entre pieusement avec un seul licteur, les côtes de la Thrace et de l’Asie-Mineure, toutes les villes célèbres; il fait même un pèlerinage à Rhodes pour flatter Tibère, et, comme si le sort prodiguait l’ironie à ses favoris impuissans après leur avoir prodigué les occasions, c’est à Rhodes que Germanicus sauve lui-même du naufrage Pison, poussé par la tempête, Pison son ennemi, Pison l’affidé de Tibère qui doit le combattre, le désespérer et peut-être l’empoisonner. Le goût des voyages ou l’ennui l’entraîne; dès qu’il a réglé les affaires de Syrie, il prend le pallium grec et les sandales,

  1. « Suberat occulta formido reputantibus haud prosperum in patre ejus favorem vulgi; avuoculum ejusdem Marcellum flagrantibus plebis studiis intra juventam ereptum; breves et infaustos populi romani amores. » (II, 41.)