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n’ait pas été en permission régulière le jour où vous l’avez rencontré : rien qu’avec la date du voyage, nous mettrions la main sur lui : mais c’est une question de temps.

— Nous avons le moyen d’attendre. Je croyais, et ma fille aussi, que Nancy était une petite ville. Voilà trois jours que nous y sommes ; nous avons parcouru les rues, les promenades, les environs ; nous avons écouté la musique à la Pépinière et dévisagé les jeunes officiers, qui nous le rendaient bien, mais tout cela, chère madame, en pure perte. C’est ce matin qu’une inspiration du ciel m’a poussée vers vous. Merci de votre aimable accueil et de vos bonnes promesses ! Que Dieu rende à votre chère enfant le bonheur que vous allez donner à la mienne !

Les deux bonnes femmes s’embrassèrent en larmoyant, et Mme Vautrin dit à sa fille :

« Blanchette I… mon cher baby… mon amour !… Eh ! Blanchette ! »

Plus la mère élevait la voix, plus la chère petite Blanche frappait fort. Vous auriez dit que son piano avait commis un crime et qu’elle l’assommait sur place. Lorsqu’elle daigna prêter l’oreille, Mme Vautrin poursuivit :

« Pardonne-moi de te déranger, ma chérie, et va nous chercher, s’il te plaît, l’album du régiment.

— Mon album ?

— Oui, ton album du régiment.

— J’y vole. »

Elle sortit en traînant les pieds, s’arrêta devant une glace et se tira la langue à elle-même. Sa chambre était au bout d’une enfilade assez longue ; à peine entrée, elle poussa le verrou, prit un album de chagrin rouge à filets d’ivoire, l’ouvrit par le milieu, et chercha les lieutenants du 2e bataillon. Un, deux, trois, quatre, cinq. Au-dessous du portrait, on lisait Astier (Paul), en belle écriture de sergent-major. « C’est lui dit-elle en faisant la grimace, cela ne peut être que lui ! », Elle fit glisser la photographie hors de son cadre, la déchira menu et mit les morceaux dans sa poche ; puis elle réfléchit que ce vide pourrait prêter au commentaire. Elle détacha donc le cadre lui-même, qui formait une page montée sur onglet. Lorsqu’elle en eut caché les débris, son petit visage chiffonné s’illumina d’une joie satanique, et elle murmura entre ses dents :

« Maintenant, je me suis vengée d’un insolent : je suis femme ! »

Et elle courut porter l’album aux deux mamans.

Mme Vautrin la baisa au front et lui dit :

« Tu peux rester avec nous, ma gentille, nous n’avons plus de secrets à conter. »

Si le cœur de Mme. Humblot battait violemment, on l’imagine. Elle ne regarda que par politesse le colonel et les gros bonnets du