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des pauvres le jour du jeudi saint. — Sire, dis-je, quel malheur! les pieds de ces vilains, je ne les laverai pas. » Là-dessus nouvelle et douce réprimande, le roi le suppliant de ne pas tenir en tel dédain ce que, pour notre enseignement. Dieu lui-même avait daigné faire.

On le voit donc, entre ces deux chrétiens la différence est grande : l’un est un maître qui voit et comprend de haut les beautés de la foi, l’autre un novice, un écolier plein de naïves irrévérences. D’où vient alors qu’ils s’entendaient si bien et comme à demi-mot? D’où vient qu’à Saint-Jean d’Acre Joinville s’était levé seul contre tous et avait parlé comme eût parlé le roi? Un lien secret, une invisible chaîne, un même esprit les unissait, l’esprit chevaleresque, cette autre religion où Joinville n’était pas novice. En ces temps de violences, au milieu des ténèbres d’une société encore à demi barbare, l’esprit chevaleresque faisait luire par momens les clartés consolantes de la plus pure civilisation. Tout ce que nos penseurs modernes, nos moralistes, nos réformateurs, croient avoir inventé en fait d’amour des hommes, de protection des faibles et de respect du droit, toutes ces théories humanitaires qu’ils professent en paroles, dans leurs leçons, dans leurs écrits, le moyen âge, il y a six siècles, les a vu professer en action. Il a senti, sous d’épaisses armures, dans de rudes poitrines, battre des cœurs uniquement occupés d’apaiser les souffrances, de venger les injures, de soulager les maux de leurs semblables. Le dévouement, l’abnégation, le sacrifice, sont devenus le but, la constante pensée, la profession de certains hommes, et non pas de moines ou de prêtres, non, de soldats, la plupart incultes et grossiers, mais adoucis, attendris, transformés par cette flamme chevaleresque, ce spiritualisme pratique tombé du ciel sur terre on ne sait pas comment. Vous niez les miracles, vous défiez le christianisme de vous en faire voir, et la chevalerie est là, issue du christianisme, attestée, certifiée par des milliers de faits, d’écrits, de témoignages, elle est là hors de doute; que voulez-vous de mieux, de plus surnaturel, de plus miraculeux, de plus impossible à croire, et cependant de plus vrai? Eh bien! l’esprit chevaleresque dont ils étaient pénétrés l’un et l’autre, voilà par où saint Louis et Joinville s’étaient si vite et si bien entendus. De ce côté, l’harmonie est complète entre l’historien et son héros : même cœur et mêmes entrailles, même enthousiasme du bien, même culte de l’honneur, même sincérité, même horreur des blasphèmes, des juremens et des mensonges. Et maintenant si quelques dissidences se trahissent parfois, si la piquante bonhomie, l’esprit gaulois du sénéchal, se laissent entrevoir, si son ardeur pour la première croisade ne se réveille pas à la seconde, s’il en prévoit les désastres et refuse d’y participer, s’il garde un respectueux silence devant cer-