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s’étant permis de lui venir en aide et d’approuver ce qu’il avait dit, fut injurié, apostrophé, et les gros mots commençaient à voler, lorsque le roi leva la séance en disant : « Seigneurs, je vous ai bien ouïs, et je vous répondrai sur ce qu’il me plaira de faire d’aujourd’hui en huit jours. »

« Quand nous fûmes dehors, dit Joinville, l’assaut commença contre moi. » Ces colères cependant ne lui faisaient pas peur, et il en aurait ri, s’il n’avait eu secrètement la crainte d’avoir blessé le roi en parlant, comme il l’avait fait, « de ses deniers. » Bientôt cette appréhension se changea presque en certitude, car l’heure du repas était venue, les tables étaient mises, et, bien que le roi eût fait asseoir le sénéchal à côté de lui, comme il en avait l’habitude quand ses frères n’étaient pas là, il ne lui parla pas du tout tant que le repas dura, « ce qu’il n’avait pas coutume de faire, dit Joinville, car il ne restait pas sans prendre toujours garde à moi en mangeant. » Aussi le pauvre sénéchal se leva de table le cœur gros, et pendant que le roi entendait réciter ses grâces, « j’allai, dit-il, à une fenêtre grillée qui était en un renfoncement vers le chevet du lit du roi ; je tenais mes bras passés parmi les barreaux de la fenêtre, et je pensais que, si le roi s’en venait en France, je m’en irais vers le prince d’Antioche jusques à tant qu’une autre croisade vînt au pays, par quoi les prisonniers fussent délivrés.

« Au moment où j’étais là, le roi se vint appuyer sur mes épaules, et me tint ses deux mains sur la tête. Et je crus que c’était monseigneur Philippe de Nemours, » — un de ceux qui lui avaient causé le plus d’ennui le matin à propos de l’avis par lui donné au roi. — « Et je dis ainsi : « Laissez-moi en paix, monseigneur Philippe ! » Par aventure, en faisant tourner ma tête, la main du roi me tomba au milieu du visage, et je reconnus que c’était le roi à une émeraude qu’il avait au doigt. Et il me dit : « Tenez-vous tout coi, car je vous veux demander comment vous, qui êtes un jeune homme, vous fûtes si hardi que vous m’osâtes conseiller de demeurer, contre tous les grands hommes et les sages de France, qui me conseillaient de m’en aller. Dites-vous donc que je ferais une mauvaise action si je m’en allais ? — Oui, sire, fis-je, ainsi Dieu me soit en aide ! — Et il me dit : Si je demeure, demeurerez-vous ? — Et je lui dis : Oui, si je puis, ou à mes frais, ou aux frais d’autrui. — Or soyez tout aise, me dit-il, car je vous sais bien bon gré de ce que vous m’avez conseillé ; mais ne le dites à personne toute cette semaine. » Joinville fut-il discret ? Nous le pensons, bien qu’il convienne que, se sentant le cœur léger et tout à l’aise, il ne put s’empêcher de repousser plus hardiment les railleries qui l’assaillaient.

Tout est charmant dans cette scène, et rien de plus exquis que