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prière de revenir en France, que son royaume avait besoin de lui, qu’il était en péril faute de trêve avec le roi d’Angleterre; que d’un autre côté, s’il s’en allait, les chrétiens de la terre sainte la tenaient pour perdue; que nul n’y voudrait rester après lui, et que les places où flottait encore l’étendard de la croix et qui pouvaient servir à reconquérir Jérusalem seraient aussitôt abandonnées. « Pensez-y, ajouta-t-il en terminant, et, parce que c’est une grosse affaire, je vous donne répit pour me répondre jusques à aujourd’hui en huit jours. » — Les huit jours expirés, on se réunit chez le roi, et Guy de Mauvoisin, prenant la parole au nom de tous, insiste fortement pour le retour en France. Le roi, voulant s’assurer que telle est bien l’opinion de chacun, s’adresse d’abord à ses frères, puis au comte de Flandre et à ceux qui viennent après lui : tous ils confirment ce que Guy de Mauvoisin vient de dire en leur nom. Devant cet avis unanime, le comte de Jaffa demande à s’abstenir, « parce que, fit-il, mon château est à la frontière, et si je conseillais au roi de demeurer, on croirait que ce serait pour mon profit. » N’importe, dit le roi, parlez toujours. Sur son commandement, le comte lui déclare « que, s’il pouvait rester seulement une année, il se ferait grand honneur. » Là-dessus le légat, pour effacer sans doute l’effet de ces paroles, car il était de ceux qui s’étaient prononcés le plus ardemment pour le départ, continue l’interrogatoire commencé par le roi. Tous ceux qui venaient après le comte de Jaffa se rangent à l’avis de Guy de Mauvoisin. Joinville seul, jusque-là, se tenait bouche close. « J’étais bien, nous dit-il, le quatorzième assis, en face du légat. Il me demanda ce qu’il m’en semblait, et je lui répondis que j’étais bien d’accord avec le comte de Jaffa. »

À ces mots, grand émoi. Le légat, tout fâché, demande à Joinville comment il veut que le roi tienne la campagne avec le peu de monde qui lui reste. « Je vous le dirai, puisqu’il vous plaît, reprend Joinville, aussi d’un air fâché : le roi (je ne sais si c’est vrai) m’a, dit-on, encore rien dépensé de ses deniers, mais seulement des deniers du clergé. Donc que le roi dépense ses deniers, et que le roi envoie quérir des chevaliers en Morée et outre-mer, et quand on entendra dire que le roi donne bien et largement, les chevaliers lui viendront de toutes parts, et par là il pourrai tenir la campagne pendant un an, s’il plaît à Dieu. Et en demeurant il fera délivrer les pauvres prisonniers qui ont été pris au service de Dieu et au sien, et qui jamais ne sortiront si le roi s’en va. » Or il n’y avait là personne qui n’eût dans les prisons d’Egypte quelque ami ou quelque parent : aussi ne dirent-ils mot, et la plupart se prirent à pleurer; mais malgré cet attendrissement, comme ils se mouraient tous d’envie de retourner en France, ils firent à Joinville le plus mauvais visage. Guillaume de Beaumont, alors maréchal de France,