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Sénéchal de Champagne, cet intime et libre commerce qui honore le monarque au moins autant que le sujet, quelle en fut l’origine ? Avant d’aller à la croisade, Joinville n’avait dû voir le roi que rarement. Il était plus jeune que lui ; une différence de neuf années est à peine sensible dans l’âge mûr ; au début de la vie, elle fait obstacle à toute relation. Joinville d’ailleurs malgré sa haute naissance, n’avait pu être admis à aucun de ces emplois de noble domesticité qui de bonne heure l’aurait introduit dans les palais royaux. En langage féodal, il n’était pas l’homme du roi de France ; ses terres ne relevaient pas directement de la couronne, son suzerain était le comte de Champagne, et c’est seulement comme écuyer tranchant de ce prince qu’il put avoir dans sa jeunesse certaines occasions de voir de près le roi Louis. Ainsi lui-même nous raconte qu’en 1241, quand il n’avait encore que dix-sept ans il assista dans les grandes halles de Saumur à un banquet donné par le roi en l’honneur du comte de Poitiers, son frère, qu’il venait d’armer chevalier, fête splendide, nous dit-il, et la mieux ordonnée qu’il ait jamais vue. Il tranchait du couteau pour le comte Thibaut son seigneur, lequel mangeait non loin du roi, servi lui-même par le comte de Soissons et entouré d’une foule de barons qui, eux aussi, avaient pour officiers de bouche les fils des plus nobles maisons. Voilà comment à cette époque Joinville approchait le roi ; il ne le suivait pas à la guerre ; il ne fit pas la campagne de Poitou, ne combattit ni à Taillebourg ni à Saintes, car alors, nous dit-il, je n’avais pas encore vêtu le haubert[1].

Deux ans plus tard, lorsque le roi, gravement malade et tenu déjà pour mort, ne recouvra ses sens et la parole que pour demander la croix et faire vœu d’aller en terre sainte, Joinville n’était pas encore chevalier ; mais les préparatifs de la croisade durèrent près de quatre ans, et dans cet intervalle que de choses ne fit pas notre futur historien ! Il hérita de la charge de son père, devint sénéchal de Champagne, se maria et eut des enfans, ce qui n’empêcha pas qu’il prît la croix comme tant d’autres qu’entraînait l’exemple du roi. Il s’en fallait que la foi fût éteinte ; malgré tant de mécomptes, tant d’infructueuses tentatives, tant de revers essuyés depuis un siècle et demi, la délivrance des saints lieux était toujours le rêve, la passion de la chrétienté ; seulement l’enthousiasme était moins confiant, plus réfléchi, plus mélangé de point d’honneur et plus empreint de sacrifice. L’expérience était faite : on savait ce que le mo croisade voulait dire, ce qu’on risquait à un tel jeu. Aussi la joie fut courte pour Blanche de Castille lorsqu’elle sut que son fils

  1. Cotte d’arme réservée aux chevaliers. On ne pouvait être reçu chevalier qu’à vingt et un ans.