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et que les générations nouvelles apprissent de sa bouche tant de grands et utiles souvenirs qui déjà s’effaçaient?

On sait gré à cette reine Jeanne d’avoir été chercher loin de sa cour ce serviteur d’un autre temps pour lui confier cette pieuse mission. Il est vrai qu’elle était Champenoise et que Joinville, à titre de compatriote et comme sénéchal de Champagne, ne pouvait lui être étranger; mais il y avait plus de trente ans qu’il prolongeait son exil volontaire. Il avait vu le fils et surtout le petit-fils de son maître se conformer si peu aux exemples qu’ils en avaient reçus, qu’il n’était guère sorti de son château de Joinville. Trois fois pourtant il en franchit les portes. En 1282, les commissaires de l’enquête ouverte sur les œuvres et la vie du saint roi l’avaient mandé à Saint-Denis pour faire sa déposition, et lui-même nous apprend qu’ils le retinrent deux jours; puis en 1298, le 25 août, jour choisi pour la levée du saint corps, il assistait à la cérémonie; enfin en 1309 nous le voyons offrir le manuscrit de son histoire non pas à celle qui l’avait commandé, la reine Jeanne était depuis quatre ans descendue dans la tombe, mais à son fils, au prince Louis, héritier présomptif du royaume de France et du chef de sa mère déjà roi de Navarre. « Cher sire, je vous fais savoir que madame la reine, votre mère, qui m’aimait beaucoup (à qui Dieu fasse bien merci!), me pria, aussi instamment qu’elle put, que je lui fisse faire un livre des saintes paroles et des bons faits de notre roi saint Louis; je lui en fis la promesse, et avec l’aide de Dieu le livre est achevé. » Je vous l’envoie, ajoute-t-il plus loin, parlant toujours au prince, « parce que je ne vois nul qui doive aussi bien l’avoir que vous qui êtes son héritier; je vous l’envoie pour que vous et vos frères et les autres qui l’entendront y puissent prendre bon exemple et mettre les exemples en œuvre, pour que Dieu leur en sache gré. » Tel est le touchant début de ce livre. Ne sent-on pas dès ces premières paroles comme un parfum d’honneur, de dévouement, de bonne foi? Cette impression ne fera que s’accroître de page en page jusqu’au bout du volume. Ce que Joinville a promis à la reine, ce n’est pas un panégyrique, un éloge oratoire; ce sont ses souvenirs, c’est la pure vérité. Il ne loue que ce qu’il admire. Ce qu’il n’approuve qu’à moitié, ce qu’il blâme, il le dit. Ce n’est pas l’ami, ce n’est pas le commensal, c’est le témoin qui parle, le témoin scrupuleux qui comprend et garde son serment : il est, il se croit toujours à Saint-Denis, en 1282. Aussi comme il évite d’affirmer ce qu’il sait seulement par ouï-dire! comme il s’abstient de s’en porter garant! Et d’un autre côté quelle assurance, quelle certitude et quelle sécurité pour le lecteur quand il dit : J’étais là, j’ai ouï de mes oreilles et j’ai vu de mes yeux!

Cette vie commune en quelque sorte entre le roi de France et son