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quand ils se contredisent, ce qui ne laisse pas que d’arriver quelquefois.

Ici nous aimerions à ne pas glisser trop vite, à suivre la série de ces explications ou plutôt à nous pénétrer de l’intéressante notice qui, placée en tête du volume, met dès l’abord en évidence les principes et les données d’après lesquels l’éditeur a établi son texte. Pour justifier ses préférences, il nous donne, à propos de ces trois manuscrits, tout un traité de philologie du moyen âge Ou, pour mieux dire, tout un ensemble d’observations aussi neuves que lumineuses sur une certaine phase de l’histoire de notre langue[1].

  1. Ce qui rend cette notice non moins piquante qu’instructive, c’est qu’elle démontre par preuves victorieuses et avec une clarté parfaite que, de ces trois manuscrits, le plus utile à consulter, le plus fécond en bonnes leçons, le plus voisin du texte original dans les passages où tous les trois l’ont plus ou moins altéré, ce n’est pas celui qu’on pense, celui que naguère encore de très habiles gens donnaient pour le texte même écrit sous les yeux de Joinville, s’autorisant de l’écriture, qui est bien du XIVe siècle, et de l’année 1309 inscrite au dernier feuillet, année où Joinville en effet termina son travail et en fît publiquement hommage à l’arrière-petit-fils de son maître, au jeune prince qui devait bientôt régner sous le nom de Louis le Hutin. Assurément ce manuscrit est d’une ancienneté qui le rend respectable, sans compter qu’il a d’autres mérites ; mais on aura beau faire, ce n’est pas là le texte de Joinville. L’écriture, vue de près, et surtout l’orthographe, indice encore plus sûr, ne peuvent être antérieures au milieu du XIVe siècle, à l’année 1350 environ ; ce n’est donc pas même une copie contemporaine de l’original ; quarante ans au moins l’en séparent, intervalle suffisant pour qu’il s’y soit glissé d’assez nombreuses altérations. Ce qui mérite attention, ce qui est vraiment extraordinaire, c’est que les deux autres manuscrits, plus modernes de deux cents ans au moins, et qui par conséquent devraient être encore plus infidèles, fournissent au contraire dans de nombreux passages des variantes moins défectueuses que la copie du XIVe siècle, des variantes à travers lesquelles on voit plus aisément quelles étaient les versions primitives. D’où vient ce fait étrange ? De cette circonstance parfaitement observée par M. de Wailly qu’au XIVe siècle et particulièrement à l’époque où ce manuscrit paraît avoir dû être écrit, vers 1350, notre langue était en état de crise et subissait une vraie révolution dans l’orthographe d’un grand nombre de mots et dans certaines règles grammaticales qui jusqu’alors avaient régné. On achevait de s’affranchir d’une habitude toute latine, et cependant encore vivace au XIIe et même au XIIIe siècle, l’habitude des déclinaisons.
    Il eût semblé qu’après l’innovation d’origine barbare qui avait donné comme acolyte à chaque substantif un article indiquant clairement et sans équivoque le rôle qu’il jouait dans la phrase, l’usage des déclinaisons, n’étant plus qu’une sorte de pléonasme, aurait dû promptement disparaître, et néanmoins il avait persisté. Ainsi le mot peuple, par exemple, quand il était sujet du verbe, c’est-à-dire au nominatif, s’écrivait au singulier avec une s, peuples, en souvenir du latin populus, et quand il était régime, à cause du latin populum, l’s était supprimée : le même mot, au pluriel, à cause de populi, s’écrivait sans s au nominatif, et à l’accusatif au contraire avec un s pour rappeler populos. La même règle s’appliquait aux adjectifs, aux pronoms et à beaucoup de substantifs qui n’avaient pas comme le mot peuple une ressemblance exacte et directe avec les noms latins correspondans. Ainsi roi, au nominatif singulier, prenait un s, n’en prenait pas à l’accusatif, tandis qu’au pluriel il s’écrivait sans s comme sujet du verbe, avec un s comme régime. Enfin la différence entre les deux cas de la déclinaison ne consistait pas toujours seulement à mettre ou à ne pas mettre un s; la forme du mot variait complètement quelquefois. Ainsi le mot sire et le mot seigneur étaient un seul et même mot, à deux cas différens, le premier au nominatif, le second à l’accusatif, et, comme le pronom personnel mon était un accusatif tandis que mes par analogie avec meus était un nominatif singulier, on ne pouvait pas indifféremment et ad libitum user de ces deux mots messire et monseigneur, l’un devait nécessairement figurer dans la phrase à titre de sujet, et l’autre comme régime.
    Eh bien ! ce sont toutes ces habitudes, toutes ces règles des déclinaisons latines, que la révolution du XIVe siècle avait fait disparaître comme un mécanisme inutile dans une langue où l’emploi fréquent et continuel des articles rendait l’amphibologie presque toujours impossible. Or l’usage nouveau était déjà partout accepté, consacré, et avait force de loi vers 1350, époque où doit avoir été écrite la plus ancienne de nos trois copies du texte original de Joinville. Qu’a donc fait le copiste ? L’idée tout archéologique de reproduire religieusement une orthographe surannée, comme on le fait aujourd’hui en copiant un ancien manuscrit, ne pouvait venir, alors à l’esprit de personne. Notre copiste a donc naturellement, involontairement en quelque sorte, rajeuni l’orthographe de Joinville ; nous en avons plus d’une preuve.
    D’abord, Joinville étant donné, lui, l’homme du XIIIe siècle par excellence, l’admirateur passionné du roi son maître et de son temps, pouvait-il, même en 1309, avoir abandonné sa vieille façon d’écrire ? Pas plus qu’en 1809 M. de Chateaubriand ne s’était résigné à l’orthographe de Voltaire, puisqu’il la combattait encore vingt ans plus tard, rompant des lances devant l’Académie, pendant que se préparait la dernière édition du dictionnaire, pour qu’elle ne renonçât pas à écrire français par un o. Ainsi, à défaut d’autres preuves, les opinions, le caractère de notre historien établiraient de la façon la plus indubitable que l’orthographe rajeunie du manuscrit dont nous parlons ne peut lui appartenir ; mais nous avons des preuves encore plus péremptoires, nous avons des écrits de Joinville, même postérieurs à 1309, et par exemple une lettre à Louis le Hutin datée de 1315. Or chaque mot dans cette lettre est sévèrement conforme aux usages du XIIIe siècle. Point de doute par conséquent : bien que postérieur seulement de quarante ans au texte original de Joinville, ce manuscrit n’en est pas l’exacte reproduction. Dès la première ligne, M. de Wailly le prend en flagrant délit. Joinville dédie son livre au jeune prince Louis, et, s’adressant à lui, s’intitule son seneschal de Champaigne; or son seneschal au XIIIe siècle était un accusatif. Joinville évidemment n’avait pas fait ce quiproquo de donner pour sujet à sa phrase un régime : il n’avait pu parler de lui qu’au nominatif singulier, et dire par conséquent, non pas son seneschal, mais ses seneschaus.
    Ce n’est là ni une théorie, ni une conjecture. Prenez la lettre à Louis le Hutin, elle commence ainsi : « A son bon seigneur Looys… Iehaus sires de Joinville, ses seneschaix de Champaigne… » Il y a donc certitude qu’en 1309, aussi bien qu’en 1315, cette manière de dire était la sienne. Seulement le copiste n’en a pas tenu compte, et dans tout autre cas aussi bien que dans celui-ci, à toute expression entachée d’archaïsme il a substitué sans scrupule le mot alors en usage, le mot que tout le monde comprenait. Par bonheur il s’en est tenu là, : il n’a touché qu’à l’orthographe sans altérer l’ordre des mots, et respectant ainsi le mouvement des phrases de Joinville, l’allure de sa pensée. Aussi qu’arrive-t-il ? Dans ce texte à moitié rajeuni, nous rencontrons à chaque pas des inversions toutes latines, qui font l’effet le plus étrange et qui, pour être vraiment intelligibles, auraient besoin que les signes des déclinaisons, les variétés de désinence n’eussent pas disparu. L’obscurité qui en résulte n’est pas du fait de Joinville, et devient pour M. de Wailly une preuve de plus de l’infidélité du manuscrit de 1350, au moins quant à l’orthographe.
    Mais il possède un autre témoignage encore plus convaincant, et ceci nous ramène à ces deux autres manuscrits qui, bien que tard venus, peuvent être, comme on va le voir, consultés avec tant de profit. Le manuscrit de Lucques et celui de Reims, écrits tous deux au XVIe siècle, et sans nul doute d’après l’original même de Joinville, ou d’après une copie contemporaine et identique, ont cela de particulier que les copistes dont ils sont l’œuvre devaient ignorer absolument et ne pas même soupçonner qu’il eût jamais existé des déclinaisons dans notre langue. L’orthographe et la grammaire des XIIe et XIIIe siècles leur étaient à coup sûr aussi parfaitement inconnues que peut l’être aujourd’hui pour la plupart de nos lettrés le français de la chanson de Roland. Aussi qu’ont-ils fait? Tantôt ils ont conservé les formes primitives et notamment les s du nominatif singulier, parce qu’en dépit du sens ils les ont pris pour des pluriels ; tantôt ils se sont forgé un sens quelconque pour motiver ces prétendus pluriels, et les altérations qu’ils ont ainsi commises laissent voir clairement ce qu’ils ont altéré. Ainsi, pour en revenir à notre phrase de dédicace, que lit-on à la première ligne du manuscrit de Lucques ? « Jehan, seigneur de Joinville, des seneschaulx de Champaigne… » Leçon fautive évidemment, et qui n’a aucun sens, mais qui prouve que le copiste ayant sous les yeux ces deux mots : ses seneschaus, et n’y pouvant rien comprendre, a cherché une variante qui justifiât tant bien que mal cet inexplicable pluriel. Peut-être a-t-il pensé que Joinville était un des seneschaux de Champagne. Peu importe ce qu’il a cru : il a conservé le mot seneschaulx, et par là il autorise à affirmer que son confrère du XIVe siècle, en écrivant son seneschal, n’a pas fidèlement reproduit le texte de Joinville.
    On comprend dès lors que celui qui veut faire de ce texte une savante et consciencieuse restitution a des trésors à demander à l’œuvre de ces deux copistes, dont les fautes sont des traits de lumière et l’ignorance une garantie de sincérité. Nous pardonnera-t-on d’avoir fait prendre à cette note des proportions vraiment démesurées ? Il fallait bien quelques détails pour donner une idée, même sommaire et très incomplète encore, d’une question philologique qui n’est certainement pas dépourvue d’intérêt, et que M. de Wailly a éclaircie mieux que personne. Nous voulions surtout indiquer quelles voies nouvelles il avait su s’ouvrir, quelles ressources il s’était créées après Ducange, après M. Daunou, après tant d’autres savans illustres, et par quels laborieux efforts il avait fait de cette édition et un digne hommage à Joinville, et pour l’érudition française un titre d’honneur de plus.