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Que tous les écrits de ce temps, toute la littérature du siècle, prose et vers, chroniques et romans, homélies, fabliaux, controverses, soient inférieurs, et de beaucoup, aux produits de l’art figuré, de l’art proprement dit; qu’un intervalle immense sépare chez nous à cette époque ces deux formes de la pensée, rien de plus vrai; vous diriez d’un côté de simples écoliers, pleins de verve et d’inexpérience, mêlant à tout propos le pédantisme, la recherche, l’affectation, l’obscurité, aux saillies les plus naturelles, aux traits d’esprit les plus heureux, et de l’autre au contraire de véritables maîtres, au coup d’œil sûr, au franc savoir, de vrais artistes, gouvernant leurs caprices et s’imposant des lois, féconds sans redondance, sobres sans pauvreté; c’est là le fait constant, la règle générale; nous en tombons d’accord, pourvu qu’on nous concède que Joinville fait exception.

Est-il donc plus habile, plus lettré que les clercs de son temps, que les auteurs du roman de la Rose? Tant s’en faut. Il a moins d’art encore, pas plus d’esprit, mais plus de vérité. Il sait ce qu’il veut dire, il le dit simplement, vivement et sans phrases, ne professe jamais, raconte ce qu’il a vu, ce qu’il a fait : vous y croyez être vous-même. Qu’importe si ses phrases sont parfois négligées et chevauchent à travers champs? Le mouvement en est toujours vrai. Jamais de jeux de mots, ni bel esprit ni scolastique ; tout dans ce style est franc, vif et va droit au but comme les piliers et les nervures de la nef de Reims, comme les verrières et les ogives de la Sainte-Chapelle. Ce n’est donc pas un livre, c’est bien un monument, un monument de plus à mettre au compte de ce glorieux siècle; seulement voici l’embarras : pour connaître aujourd’hui les conceptions de Robert de Luzarche, de Pierre de Montereau et de tant d’anonymes non moins illustres, à en juger par leurs œuvres, il suffit de se placer en face des édifices qu’ils ont construits, devant les fragmens qui nous en restent, et là, sans secours étranger, sans traduction ni commentaire, chacun, avec ses propres yeux, comprend, admire tant qu’il lui plaît. Pour Joinville, ce n’est pas la même chose. Il ne suffit pas de le lire : si l’on veut le comprendre, il faut savoir sa langue, et cette langue, qui n’est pourtant que le français, combien de gens en France en ont la clé et la possèdent? Ceux-là seuls qui en font l’objet d’une constante étude, pas un sur mille par conséquent. On peut dire hardiment que, si Joinville, au lieu d’user de son idiome national, avait écrit en italien ou en anglais, il trouverait chez ses compatriotes dix fois plus de lecteurs en état de l’entendre. Ce n’est pas que notre langue du XIIIe siècle diffère essentiellement de celle de nos jours : c’est bien le même fonds, le même esprit, et la plupart des mots étaient il y a six siècles ce qu’ils sont aujourd’hui; mais combien d’autres,