Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 75.djvu/1033

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

il les connaissait bien, surtout ceux des deux derniers siècles, et s’amusait avec sa persévérance et sa modération ordinaires à poursuivre l’acquisition de certains morceaux d’amateurs, d’éditions anciennes et bien choisies, de fines reliures. Pour loger sa bibliothèque et se loger lui-même, il avait fait construire une demeure modeste, mais tenue à ravir, décorée, ajustée, combinée avec les soins les plus exquis et les derniers raffinemens d’un parfait savoir-vivre. En tout, il aimait le simple et le délicat. Outre ses livres et lui-même, son toit abritait souvent un certain choix d’amis ou de convives, toujours en petit nombre, qu’il se plaisait à bien associer, et cette hospitalité d’élite était un de ses passe-temps favoris. Hélas ! tout cet artifice, ces soins ingénieux, ces précautions habiles pour remplir et distraire sa vie, en un clin d’œil allaient s’évanouir. A regarder au-delà de ce monde, nous ne serions pas sans inquiétude sur le sort de cet ami que plus de quarante années de relations, de travaux et de devoirs communs nous avaient rendu cher, si nous pensions que jusque l’heure fatale où la mort l’a brusquement saisi ces futiles recherches et ce soin de lui-même l’occupaient tout entier ! Heureusement, sans vouloir le laisser paraître, il connaissait le sérieux de la vie. C’en serait assez, quant à nous, pour nous tranquilliser, de ses bontés, de ses charités cachées qui, malgré lui parfois, se laissaient soupçonner, c’en serait assez de ce culte de certains souvenirs, de cet hommage constant et passionné à la mémoire d’une mère chérie, tendre vénération qu’il ne dissimulait pas ; mais nous avons mieux encore : depuis quelques années surtout, les grands problèmes de notre destinée l’avaient préoccupé, les vérités du christianisme l’avaient frappé comme tant d’autres ; sa vue s’était éclaircie, et dans les questions religieuses qui s’agitent de notre temps il tenait à ne pas paraître spectateur passif et désintéressé. Il prenait volontiers parti pour la cause en péril, et mettait sa vaillance habituelle au service de dogmes et de principes devant lesquels, au moins de cœur et de pensée, il se soumettait à coup sûr.

Nous ne payons ici qu’un tribut incomplet à cet esprit vraiment digne de ne pas mourir connu seulement, d’un cercle intime, c’est-à-dire presque inaperçu, et comme emporté dans le flot de l’indifférence publique. Nous voudrions avoir tout au moins indiqué qu’il y avait là, chose si rare, un esprit, un caractère, un homme, quelqu’un qui laisse un vide, qui occupait une place impossible à remplir, et qu’on est justement désolé de ne plus revoir. Vieillir, c’est faire l’expérience de tous les genres de douleurs. Sans toucher encore tout à fait à ces nobles années où l’on a droit de dire qu’on est las d’adresser des adieux, nous sommes déjà bien près de manquer de courage, tant la tâche revient souvent, tantôt cruelle et déchirante, tantôt pénible encore et pleine de regrets.


L. VITET.