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en droit d’interdire au hasard de les atteindre avant le temps, et qui par les calculs de la plus savante hygiène ont si bien corrigé le tort d’une constitution délicate qu’on s’accoutume à les tenir pour mieux aguerries, plus durables, moins menacées que les plus robustes en apparence. Telle était cette vie dont tant de gens à Paris déplorent en ce moment la perte inattendue, sans parvenir encore seulement a y croire. M. le comte d’Haubersart n’avait guère plus de soixante-quatre ans et conservait si bien toute la plénitude de son activité, de sa vivacité non-seulement d’esprit, mais de corps, qu’on se refusait à lui donner son âge. Svelte, alerte, élancé, nul ne pouvait se croire et ne devait paraître à ses amis mieux garanti contre la mort subite ; il n’a pourtant pas eu même le temps de proférer une plainte, et il avait cessé de vivre avant de commencer seulement à souffrir.

Cette brusque disparition n’est qu’une rigueur de plus et comme un luxe de la mort, le fond reste le même. Celui que nous venons de perdre eût-il plus lentement fini, les regrets pour nous en seraient-ils moins amers et le vide moins grand ? C’était quelqu’un de rare à bien des titres, un de ces hommes qu’on ne retrouve plus, vraiment unique en son espèce, on peut le dire sans rien outrer ; une physionomie des plus originales, un type à part non moins par ses façons d’être, par un certain excès de droiture et de brusque franchise qui n’est guère de mode aujourd’hui, que par une verve à lui et par un tour d’esprit spontané, naturel, piquant, jamais cherché. S’il devenait mordant, c’était sans malveillance ; sous des dehors presque anguleux, il cachait un grand fonds de bonté et couvrait d’un vernis souvent paradoxal un bon sens rarement en défaut. Son triomphe était la repartie ; il avait le mot propre et la saillie rapide. Nul ne rompait mieux en visière avec les préjugés et les hypocrisies du monde. Il décochait son trait et démasquait du même coup soit de petites lâchetés, soit de fausses vertus avec un flegme imperturbable, sans éclat, sans élever la voix, ne semblant pas y toucher, exécutant les gens sans leur laisser prétexte de se plaindre ou de se défendre. Parfois aussi il savait s’interdire cette arme favorite ; conciliant au besoin, négociateur discret, en toute occurrence fidèle en amitiés et du commerce le plus sûr. On le voit donc, c’était un type à part : si La Bruyère l’eût rencontré, il eût voulu le peindre et s’y serait complu, tant le modèle lui aurait semblé riche en contrastes et en traits heureux.

Homme de traditions, conservateur par essence, sa passion principale était l’ordre ; mais son éducation et plus tard sa raison lui avaient fait comprendre et sentir les bienfaits de la liberté, à la condition pourtant qu’elle voulût bien être légale. L’arbitraire, la violence, la négation du droit, aussi bien au sommet qu’au bas de l’édifice, le mettaient hors de lui. Le pouvoir absolu et la démagogie étaient ses cauchemars. Aussi l’avait-on vu, bien avant le second empire, parfaitement désabusé et