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appliqueraient le droit en attendant que l’éducation populaire fût achevée. Ce n’était plus là le jury proprement dit, c’étaient de véritables juges ; mais que devenait alors le jugement au criminel ? N’était-il pas enlevé aux citoyens et rendu aux jurisconsultes, ce qui était précisément le contraire de ce que se proposait l’assemblée ? Suard s’était égayé dans son journal des airs de profondeur de ce projet et avait relevé les hardiesses de langage qui en couvraient le vide. Thouret et Tronchet lui portèrent le dernier coup. On s’attendait à une réplique de Sieyès ; au grand étonnement de l’assemblée, « le philosophe spéculateur, » comme on venait de le qualifier, resta silencieux. Le jury fut rejeté au civil et admis au criminel à une très grande majorité, aux applaudissemens prolongés de toute la salle. L’humanité entrait enfin dans la justice. Pour le jury au civil, Thouret laissait une porte ouverte sur l’avenir, mais sans trop d’illusion. « Je me demanderai toujours, avait-il dit, quand arrivera cette époque fortunée où la législation générale sera devenue assez simple en France pour que tous les citoyens soient bonis légistes et bons juges. » Tronchet, beaucoup plus affirmatif, déclarait que ce temps n’arriverait jamais. Se plaçant à un autre point de vue, Robespierre prédisait que différer l’établissement des jurés au civil jusqu’en 1792 et en laisser le soin à la nouvelle législature, « c’était peut-être y renoncer pour toujours. » Où en sommes-nous aujourd’hui ? Si l’éducation populaire s’est améliorée, elle est encore bien insuffisante ; d’un autre côté, notre législation s’est peu simplifiée. Il nous semble que l’œuvre des juristes se défend encore avec avantage, puisqu’il fut dit alors que les avocats et les procureurs l’avaient emporté, et qu’elle continue à rendre d’incontestables services.

Convenait-il de remettre la nomination des juges au chef de l’état ? Cette question ramenait celle de la séparation des pouvoirs, et l’assemblée avait décidé à l’unanimité que les juges seraient élus par le peuple. Ne fallait-il pas du moins laisser au roi le soin de les instituer, ou même de les choisir sur une liste de présentation ? Le comité avait proposé qu’une liste de deux candidats fût présentée à l’acceptation du roi. C’est le point qui devint le plus irritant dans le travail de l’organisation judiciaire. A quel titre le roi serait-il chargé d’instituer les juges ? Il est le pouvoir exécutif et non le pouvoir judiciaire, disait Barnave en citant les paroles de Montesquieu. Le grand écrivain, répondait Cazalès, a exercé la magistrature avec gloire, il a été entraîné par l’esprit de son état ; les fonctions judiciaires sont une partie du pouvoir exécutif, et dès lors le roi peut nommer les juges qui lui sont présentés par le peuple. Le discours de Cazalès, appuyé par Maury, fut un éloquent et dernier appel aux anciennes prérogatives de