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coups de M. Carey. Cela devait être : pour l’homme comme pour la terre, les deux économistes ne voient pas les choses du même œil, le contraste des milieux agit encore sur eux. Dans les idées de Malthus, s’inspirant des faits dont il est témoin, qu’est-ce que l’homme ? Une charge pour l’humanité, ce qui aboutit à dire que, dans les civilisations dont nous sommes le plus fiers, les parties sont en conspiration permanente contre le tout. Écoutez-le ; toute naissance est une calamité, calamité pour l’être qui naît, calamité pour le pays qui le voit naître. Pour peu que les cadres soient pleins, un homme qui survient est une unité de trop ; il prélève sur les réserves sociales une part plus grande que celle qu’il fournit, gêne quand il ne nuit pas, et reste affamé en affamant les autres. La conclusion est peu encourageante ; aussi M. Carey en renverse-t-il les termes. Dans la terre libre qu’il foule, on a d’autres scènes sous les yeux, on ne prononce pas sur les fins de la créature ces arrêts désespérés. L’homme qui naît là-bas est non une ruine, mais une richesse pour la communauté, sa venue en ce monde n’est ni une calamité, ni une malédiction ; il crée plus qu’il ne consomme, rend plus qu’il ne coûte, et peut se ménager une place sans fouler autrui. Que la brute vive sur le fonds commun sans y rien ajouter, l’instinct le veut ainsi ; mais l’homme, doué comme il l’est, a mieux à faire qu’une œuvre de destruction. Ce qu’il emprunte à la nature est suivi de restitutions évidentes ; cette terre, qu’à l’origine il a reçue inculte et dépeuplée, est devenue sous sa main dans le cours des temps le siège de cultures perfectionnées et le grenier de populations nombreuses : d’où l’on peut conclure que tout être qui, dans son passage, a concouru ou concourt à cette œuvre d’avancement est justifié par le spectacle de l’ensemble. Voilà les deux données, on pourrait dire les deux écoles : le dissentiment ne pourrait être plus tranché.

Qui a tort ? qui a raison ? Dans le monde des savans, les avis sont partagés. Longtemps les idées de Malthus ont joui d’un certain crédit : Jean-Baptiste Say, Rossi, plus récemment M. John Stuart Mill, s’y sont ralliés. Parmi ces penseurs, on s’accordait à trouver dans les excès de population la cause principale des misères humaines et dans les moyens de restreindre la population le remède le plus efficace de ces misères, le salut des générations, la vie des sociétés. L’économie politique était entraînée de ce côté plus qu’elle n’aurait dû l’être, et volontiers on eût compris d’autres problèmes dans celui-là, l’encombrement des marchés, la baisse des salaires, la distribution mal réglée des profits industriels. La passion s’en mêlant, on parlait même de sévir contre une multiplication exubérante, et de traduire devant des prétoires correctionnels ceux qui