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de chacune de ses paroles, auquel s’ajoutaient tous les titres du passé et l’honneur d’une belle vie, était considérable.

Et cette autorité, ne vous semble-t-il pas qu’il l’ait léguée à son ami Royer-Collard, à cet autre lui-même qui en hérita et qui vit bientôt doubler la sienne ? Et lorsque plus tard, dans cette lutte déclarée du droit contre la fraude et du pays contre un parti, lorsqu’à l’heure du triomphe légal le grand citoyen fut nommé député sept fois, j’ai peine à croire que de ces sept élections il n’en fût pas revenu deux ou trois à Camille, s’il avait vécu. Mais à chacun sa destinée, à chacun son lot ! et la carrière de Camille, sans être allée jusqu’à la vieillesse, est assez complète, assez parfaite en soi, pour n’avoir rien à envier.

Immortel honneur de son nom ! belle et pure et rare louange qu’il mérite ! il ne se blasa jamais comme tant d’autres avec les années ; l’expérience n’émoussa point sa vivacité et n’amortit point sa fraîcheur morale ; il garda jusqu’à la fin toute sa tendresse d’impressions, sa sincérité et sa candeur. En un mot, il resta toujours une âme neuve qui se révoltait, qui éclatait en présence du mal, du mensonge, de l’intrigue, de l’injustice. Cela étonnait un peu ses amis du monde et de salon, qui se demandaient comment un tel homme si doux, si plein d’aménité dans le commerce habituel, pouvait trouver à la tribune des paroles souvent si âpres et si brûlantes. Nature intègre, conscience restée vierge et non usée, ils ne le connaissaient qu’à demi. Rendons-lui le plein et entier hommage qui lui est dû. Mort à cinquante ans (19 mai 1821), sans une déviation, sans un pas en arrière, sans une tache, je ne sais point parmi les hommes qui ont traversé la politique, et qui y ont marqué par le talent, — je ne crois pas qu’en aucun temps on puisse trouver une plus attrayante physionomie, une plus belle âme.

Il n’est pas, il ne sera pas oublié, il ne saurait l’être ; mais les générations passent vite, et les réputations d’orateur excellent, et même d’orateur homme de bien, comme était la sienne, ne sont bientôt plus qu’un nom. Le hasard l’a mieux servi aujourd’hui. Les lettres retrouvées de Mme de Staël, dans lesquelles il nous est rendu si vivant et avec charme, seront désormais un heureux rajeunissement pour sa mémoire, une dernière et perpétuelle couronne sur son tombeau.


SAINTE-BEUVE.