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Ricardo avait élevé le débat. La rente du sol n’est à son avis qu’un mode défectueux d’exploitation, en ce sens qu’elle transporte à des oisifs une portion des légitimes profits du colon laborieux. Mieux vaut l’exploitation directe, où les profits et la tâche sont dans les mêmes mains ; c’est meilleur pour le travail, qui y trouve un aiguillon de plus, meilleur pour la terre, qui échappe aux préjudices sans nombre causés par une possession médiate, meilleur pour les hommes, qui sont ainsi soustraits à tout ce qui de près ou de loin ressemble à un vasselage. Voilà sur quel pied M. Carey traite la rente du sol ; c’est presque une exécution, et pourtant il ne se refuse pas, toujours avec Ricardo, mais autrement que Ricardo, à en rechercher les origines et à en suivre les modes d’évolution.

Pour rendre sa démonstration plus sensible, M. Carey a dû reprendre les choses d’un peu haut. Ainsi il montre l’humanité dominée à l’origine par la nature extérieure, qui l’étouffé et l’écrase, puis, à mesure que les bras se multiplient et que les capitaux deviennent plus abondans, dominant à son tour les agens naturels qui l’environnent. Ce sont deux âges économiques qui se succèdent, et chacun d’eux apporte ses moyens d’existence. Au début, tant que dure l’état de dissémination, l’homme est incapable de demander à la terre autre chose que les fruits en petit nombre qu’elle produit spontanément ; plus tard seulement, quand les groupes sont formés ou accrus, il entreprend quelques cultures, mais comment, dans quel ordre, sur quels points ? Le doute n’est pas permis là-dessus ; l’homme ne s’attaque qu’à ce qui est bien dans sa main et à sa merci. C’est donc par les terres les plus légères qu’il commence, sur les hauteurs, dans les parties émergées, terres moins productives, il est vrai, mais aussi moins résistantes ! qui céderont au premier effort. De là, quand ses moyens d’agir sont devenus plus puissans, il passe aux terres plus profondes, siège d’un rendement supérieur, enfin aux terres marécageuses, qui sont les plus fertiles de toutes et en même temps les plus difficiles à défricher. On le voit, la gradation est exactement l’inverse de celle de Ricardo, on ne pouvait s’en tirer à meilleur marché. M. Carey n’en est pas moins fier de sa découverte, et il en conclut, d’accord en cela avec Bastiat, que, si la rente a une signification, ce dont il doute, elle serait tout au plus le remboursement d’avances consommées ; en d’autres termes, elle serait non pas un don et une vertu du sol, mais le produit de l’industrie humaine.

Évidemment il y a de part et d’autre en tout ceci bien des paralogismes. Ce qui y choque le plus, c’est la prétention d’ériger en système la marche des cultures, qu’elles aient pour premier siège les terres riches, comme le veut Ricardo, ou les terres