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permis aux émigrans, et comment ce choix ne se serait-il pas porté de préférence sur les champs les plus fertiles, sur ceux qui devaient rétribuer les travaux et les soins de l’homme avec le plus de largesse ? Cette marche se démontre d’elle-même : la concurrence des exploitations en faisait une nécessité ; pour que les armes fussent égales, il a fallu d’abord s’emparer des meilleures, ou, pour parler sans figure, des terres de premier choix. Ce n’est qu’après l’épuisement de celles-ci qu’on a dû se contenter de qualités moindres, ensuite médiocres, dans une échelle décroissante. En même temps la rente se formait et se classait, en premier lieu sur les domaines les plus riches et les plus anciennement cultivés, où elle atteignait son taux le plus élevé, et de là sur des domaines de second et troisième ordre, évalués à des prix qui correspondaient au mérite de chacun d’eux. Les deux régulateurs en ceci sont le cours des denrées, les inégalités dans l’abondance et la nature des produits, d’où il suit que, directement ou indirectement exploitée, la terre paie toujours une rente, et ne la paie qu’en raison de sa vertu naturelle combinée avec sa vertu acquise. Voilà en termes sommaires la thèse de Ricardo, où l’imagination se mêle évidemment à l’étude, et qui allait un peu trop à l’adresse de la classe pourvue en Angleterre d’un privilège territorial. Nous verrons tout à l’heure ce qu’il y a lieu d’en rejeter ou d’en admettre ; voyons d’abord ce qu’y répond M. Carey.

M. Carey n’a guère de ménagemens pour les économistes : des monarchies, et pourquoi Ricardo eût-il été épargné ? Entre eux, il n’y avait que des contrastes. Écrivant en Angleterre, Ricardo avait sous les yeux un domaine agricole encadré par la mer, et dont chaque parcelle était l’objet d’ardentes convoitises ; écrivant aux États-Unis, M. Carey avait devant lui des espaces immenses, offerts à tout venant au prix de 5 francs l’acre pour des terres à souhait et de nature à défrayer plusieurs générations d’acquéreurs. Quel rapprochement établir entre ces situations disparates, et qu’en dégager, si ce n’est des systèmes incompatibles ? Dans le royaume-uni, tout aspirant à la possession du sol est obligé de prouver le droit qu’il a d’y toucher ; c’est presque un intrus, et encore dans beaucoup de cas reste-t-il simple amodiateur. En Amérique au contraire, un colon est à l’instant, et de bonne grâce, nanti d’un titre définitif ; le contact du sol est pour lui comme un baptême qui lui rend communs les intérêts, les sentimens et jusqu’aux passions de sa famille adoptive. Évidemment la rente joue un rôle tout autre dans une civilisation ancienne, où elle figure à tous les degrés, que dans des pays neufs, d’où elle est la plupart du temps absente. Aussi M. Carey réduit-il de beaucoup les proportions où