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manière de défi que l’Amérique n’appartenait qu’aux Américains, et que pour eux la forme d’adoption en fait de gouvernement était la forme républicaine. Ce langage, bien fier pour le temps, n’a point reçu depuis lors de démenti, si ce n’est par de rares surprises promptement expiées. La plus récente surtout a été significative, et l’Europe semble désormais guérie des restaurations américaines : impossible de s’abuser sur la profonde incompatibilité d’humeur qui règne entre les deux continens. De la part de l’Europe, ce n’est qu’instinct de défense ; de la part de l’Amérique, c’est ardeur de tempérament et menace de rompre à tout propos. On dirait que toute conformité d’origine lui pèse. Après avoir longtemps vécu d’emprunts, elle entend aujourd’hui tirer tout d’elle-même, non-seulement en politique, ce qui lui réussit, mais dans les arts, dans les lettres et dans les sciences, c’est-à-dire dans ces acquisitions lentes qui sont le produit de siècles et de génies accumulés. Prétention vaine après tout ! les civilisations dont nous avons tous hérité roulent sur un fonds commun qu’un peuple nouveau ne répudierait qu’à ses dépens, et qui le laisserait bien dépourvu, s’il procédait trop largement à un dépouillement d’inventaire.

Voilà à quel travers l’Amérique du Nord cède depuis peu ; l’esprit de schisme y souffle surtout dans les sciences. Cela devait être. Dans les arts et les lettres, sur quoi aurait porté la révolte ? Quelle chance aurait-elle eue ? Aucune. Bon gré mal gré, il faut, dans ces questions de goût, reconnaître des maîtres, accepter des modèles, et, si mal disposé que l’on soit, les imiter. L’originalité est pour les peuples un don aussi rare que pour les individus. Dans les sciences purement spéculatives, mêmes limites assignées à l’esprit américain : la philosophie par exemple eût pris trop de loisir à un peuple si occupé, et, la jugeant d’un médiocre débit, il s’est contenté de notions toutes faites. Le goût d’innover ne lui est venu qu’à propos des sciences positives, et encore dans le nombre a-t-il dû choisir. Les sciences de calcul lui offraient peu de prise ; on n’arrange pas à volonté une algèbre ni une géométrie, tout au plus y ajoute-t-on quelques formules. Restaient dès lors les sciences d’observation, qui sont plus maniables, et à travers leurs principes les plus rigoureux ménagent une place à la controverse. Aussi comme l’Amérique s’y est délibérément introduite, et dans tous les sens, d’abord au sujet de doctrines en vogue plutôt nommées que définies, comme la biologie et la sociologie, puis pour des doctrines mieux vérifiées, comme l’économie politique ! Envers celle-ci, le traitement a été des plus sommaires et des plus simples : dire noir quand elle dit blanc et la prendre complètement à rebours, comme on va le voir.