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vaient pu se faire une place dans la mère-patrie, les jeunes mécontens prêts à se révolter contre le système exclusif de la métropole, n’avaient qu’à se rendre en Asie pour trouver une perspective de fortune et d’honneurs à satisfaire les plus ambitieux.

Il n’en est plus de même aujourd’hui. Les biographies de Malcolm, de Pottinger et de Lawrence nous ont fait passer en revue le règne entier de la compagnie des Indes, depuis la lutte contre Tippou-Sahib jusqu’à l’insurrection des cipayes en 1857. Nous avons vu cette association de marchands conquérir l’Hindoustan, faire la guerre aux Afghans et aux Sikhs, entamer des relations diplomatiques avec la Perse, annexer d’un trait de plume le Pendjab et le royaume d’Oude, agir pendant quatre-vingts ans avec toutes les prérogatives d’un état indépendant. La révolte des cipayes a été le dernier événement de cette singulière domination. Depuis 1857, le gouvernement anglais s’est substitué à la compagnie. Sous bien des rapports, il n’y a de changement que dans les mots, non dans les choses, car les actes du parlement avaient transféré depuis longtemps à la couronne les pouvoirs que la cour des directeurs possédait à l’origine ; mais il n’y a plus en Asie d’autres régimens européens que ceux de la reine, partant il n’y a plus de cadres d’officiers spéciaux à l’Inde. Les hommes qui commenceront à l’avenir leur carrière au Bengale, dans la présidence de Madras ou dans celle de Bombay, la continueront peut-être en Australie, à Malte ou au Canada. Du moment que les officiers de l’armée anglo-indienne ont leur place marquée dans les cadres de la métropole, ils n’envisagent plus le territoire de l’Inde comme une seconde patrie et les services de l’Inde comme une carrière héréditaire. La plupart de ceux qui géreront à l’avenir les affaires de cette immense colonie n’auront pas gagné tous leurs grades en Orient, ni passé leur vie active au milieu des Hindous. Ils posséderont à un degré moindre l’expérience et la tradition qui firent le succès de leurs prédécesseurs. Cependant le rôle que jouent les officiers politiques dans l’Inde est assez beau pour retenir sur cette terre lointaine les hommes de talent et d’intelligence. S’il est doux de vivre dans sa patrie, s’il est enviable d’être mêlé aux événemens européens et de s’y faire un nom, n’y a-t-il pas aussi de quoi satisfaire amplement les rêves d’ambition et de bonheur dans l’existence opulente de ces proconsuls qui commandent des armées, gouvernent des millions de sujets, initient des peuples presque barbares à un nouvel état social, et ajoutent au luxe traditionnel de l’Asie le comfort des habitudes européennes ?


H. Blerzy.