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À la suite de guerres intestines prolongées durant tant d’années, l’ancien royaume de Lahore était, à dire vrai, dans un pitoyable état. Le peuple, pressuré par les gens de guerre, ruiné par l’anarchie, était réduit à la dernière misère. L’armée, transformée en bandes de prétoriens sous les faibles successeurs de Rundjet-Singb, était, bien que licenciée, dangereuse encore pour la paix publique ; les soldats, devenus des bandits, ravageaient les campagnes. Les sirdars, chefs de clans jadis indépendans et réunis sous un joug commun par la forte main de l’ancien rajah, avaient été décimés par la lutte ; mais les membres survivans de cette ancienne aristocratie, perdant leurs richesses et leurs privilèges féodaux en passant sous la domination anglaise, étaient animés contre l’ordre nouveau des plus mauvaises dispositions. En un mot, toutes les classes de la société étaient ébranlées, et la difficulté de faire sortir de ce chaos l’ordre et la tranquillité était d’autant plus grande que les Sikhs sont une race belliqueuse. Néanmoins il ne fallut que peu d’années pour que l’aspect du pays changeât tout à fait. Les soldats débandés furent rappelés sous les drapeaux comme cipayes à la solde de la compagnie, qui n’eut jamais de serviteurs plus fidèles, car aucun régiment sikh ne prit part à la grande insurrection de 1857. les voleurs de grand chemin (dacoïts) furent réprimés avec vigueur ; on pendait sans rémission tous ceux qui se laissaient prendre. Le peuple revint aux occupations qui le faisaient vivre, heureux de se sentir protégé contre le retour de la guerre civile. De grands travaux publics, routes, canaux d’irrigation, accrurent la richesse du pays[1]. Nulle province de l’empire indien ne s’est montrée après l’annexion si paisible et si facile à gouverner.

N’est-il pas juste d’attribuer ces heureux résultats aux officiers anglais qui dirigeaient l’administration ? Ce n’est pas toutefois que le conseil auquel la direction des affaires était confiée fonctionnât toujours avec un même esprit et des vues pareilles. Il y avait même divergence entre les deux frères, Henry et John Lawrence, qui en étaient les membres les plus influens. L’aîné, le militaire, mû par un esprit de mansuétude dont il avait déjà donné des preuves ailleurs, s’apitoyait trop souvent sur le sort des indigènes ; il eût voulu les appeler aux emplois publics, accorder des pensions aux sirdars dépossédés, en un mot gouverner le pays pour le pays lui-même. Le plus jeune, le civilian, était moins tendre ; le sceptre de fer des anciens sultans ne lui paraissait pas trop lourd ; il avait la conviction, facile à justifier, que les peuples de la péninsule,

  1. L’habile général qui commande aujourd’hui l’expédition d’Abyssinie, sir Robert Napier, était alors ingénieur du Pendjab.