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choses : la première est de regarder mon cousin et mon agent, ici présens, comme n’ayant en rien connu la cause qui me retenait loin des hustings, et par conséquent comme n’ayant jamais songé à vous la dissimuler par une assertion mensongère ; la seconde, c’est de ne pas souffrir qu’il y ait encore discorde et lutte à propos de moi. Sachons nous entendre jusque dans nos divisions. Que les vainqueurs rentrent chez eux sans insulter les vaincus, et les vaincus sans contester aux vainqueurs un succès après tout légitime. Séparons-nous, libres de toute rancune, et que mes amis se rendent aux Ten-Bells, où ils pourront, si tel est leur bon plaisir, boire trois fois trois coups à la santé de la mariée…

Étrange harangue électorale, et certes harangue sans précédent ; mais elle n’en réussit pas moins dans cette bonne vieille cité, comme engourdie par le culte des traditions. Grâce à la nouveauté, à l’inattendu de son petit speech, mon cousin se vit tout à coup plus applaudi, plus assourdi de hurrahs et de vivat que les deux candidats élus à son détriment. Les gentlemen, pour la plupart, riaient et haussaient les épaules ; mais le bon peuple, frappé par tout ce qui est énergie, aplomb, bonne grâce virile, — sans parler du crédit qui lui était ouvert aux Ten-Bells, — persistait dans ses acclamations enthousiastes, et aurait fait recommencer le poll, si pareille illégalité lui eût été permise.

Beauclerc était, malgré lui, frappé de ce résultat. Tandis qu’il prenait en marronnant la route de la taverne : — Voilà, me disait-il, un gaillard qui aurait dû naître au moyen âge. Une pauvre tête s’il en fut,… mais on ne sait comment s’arranger pour lui en vouloir.

— Eh bien ! camarade, aurai-je mon pardon ? lui demanda Fitz, entrant vingt minutes plus tard dans le cabinet où nous nous étions réfugiés.

— Ah ! oui, parlons-en ! répliqua Beauclerc, dont l’accent grognon et le regard affectueux avaient quelque peine à se mettre d’accord. Un joli monsieur, et qui s’inquiète bien s’il compromet ses amis !… sans compter les quatre mille cinq cents livres…

— Eh ! laissez-moi donc tranquille avec vos comptes d’épicier ? interrompit Fitz, riant de plus belle. Avais-je le choix du jour ? En toute autre circonstance, le vieux Barnardiston aurait flairé la cérémonie et serait venu y mettre opposition… Pour ce qui est d’attendre paisiblement la majorité de sa fille, je ne pense pas que vous me l’eussiez proposé… Vous verrez d’ailleurs si ce minois-là ne vaut pas celui de n’importe quel speaker[1]

  1. On désigne sous ce nom d’orateur le président de la chambre des communes, qui est aussi son porte-paroles officiel.