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IV

Arriva cependant le grand jour, le jour où les Bleus et les Jaunes, dressés les uns en face des autres comme ces lions héraldiques dont les griffes déchirent l’air, allaient vider enfin la querelle longtemps suspendue, le jour où les « mal blanchis » se prennent à la gorge, le jour où les électeurs, tantôt tenus sous clé et mis au régime exclusif du grog le plus capiteux, tantôt courant les rues dans les fiacres en délire qui les trament aux hustings, — soit qu’ils se cramponnent à un bout de ruban bleu, soit qu’ils se groupent autour d’une bannière de calicot jaune, — se croient respectivement ou les uniques soutiens de la patrie en ruine, ou les apôtres sacrés de la liberté universelle. Ce jour vint, disons-nous, et un brillant soleil l’éclaira de son ironique et bienveillant sourire, comme si l’agitation de tous ces pygmées lui semblait chose très divertissante. Pas un Cantitburgher ne se leva ce matin-là sans être intimement convaincu qu’il tenait en ses mains les destinées de l’Angleterre. Beauclerc, au sortir d’un bain de quelques minutes où il s’était plongé avec l’ardeur d’un terre-neuve, brossa ses favoris en toute hâte et endossa son vêtement aussi vite qu’un jeune cornette en retard pour sa première parade. — Sept heures et pas encore levé ! criait-il en battant le rappel sur la porte de son candidat.

— A qui diable en avez-vous, et pourquoi tout ce tapage ?… Un peu de sang-froid, mon bon, répondait Fitz, qui lui vint ouvrir.

— Si j’étais aussi calme que vous le désirez, vous feriez bonne figure au poll. Comment ! vous n’êtes pas prêt quand Smith, Salter et Verdant doivent, au coup de neuf heures, en grande tenue, faire leur entrée, et lorsque votre comité, réuni à la taverne des Ten-Bells, vous attend une demi-heure plus tôt !

— Eh bien ! déjeunez et prenez les devans !… » Je vous rejoindrai, comptez-y, et par parenthèse, mon cher camarade, dites à Soames de seller Rumpunch.

Beauclerc hocha la tête d’un air surpris., — Partir sans lui ! disait-il, mais c’est insensé. — Néanmoins il se mit à table, et nous déjeunâmes cordialement. Entre chaque tasse de café, Beauclerc pourtant se désespérait. — Huit heures, disait-il, et il nous faut une beure au moins pour être rendus au défilé du cortège ! .. Sonnez, je vous prie ! .. Très bien, James ; allez voir si votre maître est prêt.

— Personne ne répond, dit James au retour de son ambassade.

— Personne ! répéta l’avocat, qui semblait à bout de patience… Il a donc avalé de l’opium ?… A quoi songe-t-il ? Voyons, j’y vais moi-même.