Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 74.djvu/914

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il faisait chaud en ce mois de juin. Fitz baissa toutes les vitres et ôta sa casquette de voyage en protestant contre l’ineptie de l’administration qui ne réservait pas aux non-fumeurs, dans chaque train, un compartiment spécial. — C’est ainsi que les choses se passent à Venise, ajouta-t-il sentencieusement, et tandis qu’il se trouve, chez nous, pour les moindres abus, une nuée de réclamans, l’oppression criante dont le fumeur anglais est victime n’a pas encore soulevé l’opinion publique. Il serait temps qu’une voix autorisée prît à cœur cette importante question.

— Beau sujet pour une lettre au Times,… mais seulement après l’élection, repartit Beauclerc, notre avocat, dont la parole, rapide comme un télégramme, a par-ci par-là des morsures de furet.

— Non, il faut quelque chose de plus solennel : une pétition signée par tous les fumeurs des trois royaumes, et adressée aux directeurs de toutes les lignes… Pour aujourd’hui, nous n’avons rien à redouter… D’ici à Cantitborough, deux arrêts seulement, et il n’est pas probable qu’un envahissement féminin vienne à l’encontre de notre passe-temps viril. Je ne sais si vous êtes comme moi, mais je déteste voyager avec des dames. Il faut rempocher sa pipe, leur offrir le Punch, et s’aplatir sur soi-même pour leur faire place. Voyons, passez-moi le Bradshaw[1]… Je ne me trompais pas, on ne fait halte qu’à deux stations. Il y a tout à parier que nous ne serons point dérangés.

Le discourtois chevalier, après cette réflexion consolante, raviva le feu de sa pipe, et se plongea dans la lecture de je ne sais quel magazine, dont il coupait les feuillets au fur et à mesure avec le tranchant de son billet. Vingt minutes durant, le silence régna ; mais alors un formidable cri de la machine vint troubler la sérénité de notre situation. Fitz jeta un regard du côté de la portière. — Nous sommes à Bottleston, s’écria-t-il. Je connais l’endroit : on n’y embarque jamais que deux ou trois fermiers, et tout naturellement ils montent en secondes. Un pareil désert ne produit pas de crinolines.

C’était, hélas ! trop s’aventurer. Tandis que la vapeur sifflait, tandis que la locomotive s’époumonait, pantelante, apparurent sur le quai six femmes, — six, je n’ajoute rien, — causant et riant à qui mieux mieux. Derrière elles, à quelques pas, une soubrette veillait sur une pile de caisses soigneusement enveloppées de toile brune. Fitz, jurant à demi-voix, lança, pour effrayer son monde, une énorme bouffée de tabac, et passa la tête hors de la portière par un mouvement insidieux destiné à faire croire que nous étions au complet ; mais, avec l’instinctive obstination qui est l’apanage du sexe faible, une de ces dames vint se planter droit devant notre

  1. C’est le nom du Chaix anglais.