Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 74.djvu/91

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Suède, interrompit nécessairement sa correspondance avec Camille Jordan. Elle trouva moyen pourtant de lui faire parvenir ce billet qui doit être écrit de Stockholm :


« 18 décembre (1812).

« Je ne vous ai point écrit par discrétion. Je disais comme Du Breuil à Pechméja[1] : « Mon ami, ma maladie est contagieuse, et il ne doit y avoir que toi ici. » — Vous daignez penser à moi, et je pense à vous comme à un être noble et qui n’a sacrifié des devoirs qu’à des devoirs. — Je suis plus affermie que jamais dans des sentimens qui me réunissent aux premiers jours de ma jeunesse et surtout à mon père. — Peut-être, dans ce monde ou dans l’autre, nous nous retrouverons : vous partagerez ce que j’éprouve. — J’ai couru de grands dangers ; je m’applaudis de les avoir bravés. — Je suis sous une zone ( ?) très triste : je me relève par mon âme. — J’admire aussi complètement le chef qui me protège ici[2]. Jamais de plus hautes qualités, selon moi, ne se sont trouvées réunies à un charme de bonté qui met le cœur à l’aise. — Ce que je deviendrai, Dieu le sait, mais je reste ce que je suis. — C’est vous dire que je vous aimerai et vous estimerai toujours. »


Durant l’absence de Mme de Staël, nous n’avons plus pour nous introduire particulièrement auprès de Camille Jordan que quelques lettres de Mme Récamier. Elle avait passé auprès de lui, à Lyon, les derniers mois de 1812. Il lui avait présenté son ami Ballanche, qui, du premier jour, se voua à elle comme à une Béatrix. Partant pour l’Italie dans les premiers mois de 1813, elle avait désiré que l’un des deux amis vînt l’y retrouver. Ballanche seul fit le voyage. Voici deux agréables lettres de Mme Récamier à Camille, qui donnent bien le ton de cette douce intimité ; elles témoignent en même temps d’une véritable justesse et finesse d’observation chez cette belle Juliette, dont le goût se formait et mûrissait au soleil de la seconde jeunesse :


« 26 mars (1813).

« Il est impossible, cher Camille, d’écrire une plus charmante lettre que celle que je reçois de vous ; elle m’a émue jusqu’au fond du cœur. Vous ne pouvez vous imaginer la tristesse qui s’était emparée de moi en arrivant au sommet de ce Mont-Cenis et en le redescendant. Il me

  1. Pechméja, collaborateur de l’abbé Raynal, était un homme de lettres instruit, modeste et sensible, dont le beau monde du XVIIIe siècle s’était engoué ; pauvre et d’une santé débile, il vivait à Saint-Germain-en-Laye auprès de son ami le docteur Du Breuil. On les citait tous deux comme le modèle des amis. Le mot de Du Breuil à Pechméja se retrouve, employé ailleurs, dans d’autres lettres de Mme de Staël.
  2. Bernadotte.