Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 74.djvu/909

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

charité privée se lasseront tôt ou tard ; les réfugiés, trouvant la vie de plus en plus difficile, agiront sur leurs amis et parens restés dans l’île pour les décider à se soumettre et à relever la maison détruite, à rallumer la flamme éteinte du foyer domestique.

Nous ne pouvons prévoir, dans l’état incertain de l’Europe, où la Crète en sera demain, quelle condition réserve à ce brave et malheureux peuple l’année qui vient de s’ouvrir. Nous tenons seulement, au terme de cette étude, à ajouter une dernière remarque. Fuad-Pacha répétait sans cesse qu’après tout il y avait dans l’île 80,000 musulmans contre 100,000 chrétiens, et qu’on faisait bien bon marché de cette population musulmane. Nous n’entrerons pas dans l’examen des garanties que l’on pourrait offrir aux Crétois musulmans, soit qu’ils restassent dans l’île avec l’égalité de droits que l’épitropie n’a cessé de leur promettre, soit qu’ils préférassent vendre leurs terres et aller s’établir sur le continent ; nous nous bornerons à faire observer que les chiffres allégués par Fuad-Pacha sont des chiffres de fantaisie. Sans doute il est difficile en pays turc d’arriver pour la statistique à quelque précision ; rappelons pourtant les nombres que nous avions obtenus, en comparant diverses données, vers 1858. D’après notre calcul, il y aurait eu dans l’île à cette époque 123,000 chrétiens contre 49,000 musulmans ; les chrétiens auraient formé les trois cinquièmes de la population. Or, malgré toutes les misères qu’ont endurées les chrétiens, je ne doute pas que les musulmans n’aient encore plus souffert. Arrachés à leurs villages, entassés dans les villes ou autour des villes, sous de mauvais abris, décimés par les épidémies, privés, eux aussi, de tout moyen d’existence et souvent réduits à d’insuffisantes rations, ils ont dû voir la mort faire encore plus de vides dans leurs rangs que dans ceux des chrétiens. Je répondrais qu’il n’y a pas aujourd’hui en Crète plus de 20 ou 30,000 musulmans indigènes. Sans doute il serait douloureux pour ces milliers d’hommes, si la Crète se détachait de l’empire turc, de se voir subordonnés à des vainqueurs qui n’auraient pas perdu la mémoire ; il serait cruel pour ceux qui craindraient les rancunes et les vengeances de vendre leurs biens à bas prix et de s’expatrier. Il y aurait là pour quelques-uns d’injustes spoliations et des douleurs imméritées. Nous ne trouvons pourtant pas, pour la dernière page de ce travail, d’autre conclusion que ces lignes qui nous ont frappé dans la correspondance du lieutenant Murray, témoin attentif et ému de toute la lutte : « Les Turcs ont conduit toute cette affaire de Crète en véritables Orientaux, avec une si lourde et si gauche maladresse qu’ils ont mérité dix fois pour une de perdre la Crète. »


GEORGE PERROT.