Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 74.djvu/908

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

gouverneurs chrétiens ; quand ceux-ci ont voulu aller prendre possession de leurs postes, ils ont été reçus à coups de fusil ; Sawas-Pacha, Adossidi-Effendi, restent ainsi des gouverneurs in partibus infidelium. Le divan cherche dans tout son haut personnel chrétien quelqu’un qui veuille accepter le titre de vali de la Crète ; Mussurus-Bey, ambassadeur de la Sublime-Porte à Londres, Aristarchi-Bey, son ministre à Berlin, auraient jusqu’ici, assure-t-on, décliné cet honneur. Lorsque le sultan, à la fin de février 1868, s’est décidé à rappeler de Crète Aali-Pacha, les choses étaient juste au même point qu’en novembre 1867, quand il y venait hériter de la situation qu’avait créée la maladroite cruauté d’Omer-Pacha. Il y a eu pendant tout l’hiver, il y a encore une sorte de trêve tacite qui n’est troublée que lorsque les Turcs essaient de sortir des forteresses. On se regarde, on s’observe, on attend ; les chrétiens sont maîtres de tous les massifs montagneux et de toutes les routes de l’intérieur. L’Enosis et la Crête continuent à leur apporter des munitions et quelques marchandises européennes.

Combien de temps cette situation peut-elle durer ? Il est difficile de le dire. Cette vigoureuse et sobre population grecque a moins de besoins que nos paysans ; elle peut supporter pendant bien plus longtemps des privations qui, au bout de quelques semaines, réduiraient nos campagnards à capituler. De son côté, la Turquie, avec ses finances délabrées et les menaces qui se multiplient sur d’autres frontières, ne peut rester longtemps dans cette situation. Depuis plus de deux ans, la Crète ne lui paie plus d’impôts et lui coûte bien des millions par mois ; il faut y entretenir à grands frais un corps d’occupation et une escadre de blocus. Il s’agit de savoir qui tiendra le plus longtemps, de l’opiniâtreté patriotique des Crétois ou de l’orgueil du cabinet ottoman.

S’il ne se produit pas sur la frontière septentrionale de l’empire quelque complication qui force le sultan à faire en toute hâte la part du feu et à évacuer la Crète, il est possible que les Crétois soient poussés à se résigner momentanément par le désir de revoir leurs femmes et leurs enfans, d’arracher leurs familles aux gênes de l’exil. La Grèce ne pourra continuer longtemps à supporter la charge qu’elle s’est imposée. Grâce au secours de l’état, aux dons des communes et surtout aux sommes considérables qui ont été recueillies parmi les Grecs, de Liverpool à Calcutta, d’Alexandrie à Odessa, la Grèce nourrit aujourd’hui de 20,000 à 30,000 réfugiés, si nous prenons les calculs les plus modérés. Quelque faible que soit l’allocation quotidienne qui est accordée à chacun de ces malheureux, il est merveilleux que ce petit pays ait pu soutenir pendant de si longs mois un pareil sacrifice. La charité publique et la