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elle a changé de caractère, conserver encore souvent quelque chose de cette impitoyable froideur qui en était jadis un des traits les plus marqués. Lord Stanley, un des plus honnêtes gens qu’il y ait dans les trois royaumes, n’éprouve-t-il pas parfois quelque regret en pensant qu’un mot de lui aurait pu sauver du désespoir et de la mort beaucoup de créatures humaines ? Est-il sûr d’ailleurs que le jour où il a fait violence à ses sentimens d’humanité pour obliger Fuad-Pacha il ait vraiment rendu un grand service à l’empire turc, et que la prolongation de ces massacres ait beaucoup contribué à préparer une réconciliation entre musulmans et chrétiens ?

En présence de pareils faits, le rôle de la Russie était tout tracé. La France aussi, ne se fût-elle pas déjà prononcée en cette question de Crète contre la politique du gouvernement turc, la France ne pouvait hésiter ; c’est, si l’on veut, sa faiblesse ou, disons mieux, ç’a toujours été son honneur de ne savoir pas rester sourde à de pareils appels, de ne jamais refuser de remplir un devoir d’humanité, y eût-il quelque inconséquence ou quelque inconvénient à s’en charger. Dès que la dépêche de notre consul fut arrivée à Paris, l’amiral Simon, qui commandait notre escadre du Levant, recevait l’ordre de se rendre avec deux bâtimens sur les côtes de Crète. Il avait pour instructions « de recueillir les femmes, les enfans et les vieillards qui demanderaient à quitter le pays pour éviter les maux de la guerre. » Quand cette décision lui fut notifiée, Fuad-Pacha l’accueillit par des plaintes et des protestations ; il déclara pourtant que les bâtimens et les troupes du généralissime n’essaieraient point de s’opposer par la force à l’embarquement des fugitifs. C’était le seul moyen pour la Turquie d’éviter une plus cruelle humiliation ; l’ambassadeur russe avait fait savoir que, si on tentait d’empêcher les vaisseaux russes d’accomplir leur mission d’humanité, les commandans avaient l’ordre de passer outre. Omer-Pacha témoigna, quand il vit arriver les bâtimens russes et français, la même mauvaise humeur, il avait voulu, comme disait le prince Gortschakof, « supprimer l’insurrection en supprimant la population, » et on venait le déranger avant qu’il eût fini sa tâche ! On peut imaginer avec quels transports de reconnaissance fut reçue en Crète cette intervention déguisée des grandes puissances. En plusieurs voyages, les bâtimens français emmenèrent 5,000 personnes, les Russes 4,800 ; des bâtimens autrichiens et italiens prirent aussi à bord un certain nombre de familles. A la fin d’août, M. Ellis évaluait à 13,000 personnes le nombre de celles qui avaient été enlevées de Crète pendant le mois qui venait de s’écouler.

Vers le même moment, Omer-Pacha regagnait La Canée, humilié et furieux. Il ne pouvait plus se dissimuler le grave échec qu’il