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notre chargé d’affaires à Constantinople, une dépêche qui, après de nombreux détails sur la conduite barbare des bachi-bozouks, se terminait par ces mots[1] : « On ne saurait se le dissimuler, de l’impuissance les Turcs ont passé à la fureur, et de la fureur à l’extermination. »

Le même jour, M. Dickson envoyait au chargé d’affaires anglais à Constantinople, M. Ellis, une dépêche pleine d’émotion qui racontait les mêmes faits ; il demandait si, « dans le cas où les hostilités ne cesseraient point immédiatement, on ne permettrait point aux vaisseaux étrangers de faire sortir de l’île les familles chrétiennes qui désireraient partir ? » La semaine suivante, les consuls d’Angleterre, de France, de Russie, d’Autriche, voyant grandir le mal et saisis d’une horreur croissante, adressent à leurs gouvernemens une dépêche conçue en termes identiques. « Des massacres de femmes et d’enfans, y disaient-ils, ont épouvanté l’intérieur de l’île. L’autorité ne peut ni réprimer l’insurrection ni arrêter le cours de ces atrocités. L’humanité réclamerait impérieusement la suspension des hostilités ou le transport en Grèce des femmes et des enfans. » Fuad-Pacha, quand on lui communiquait ces dépêches, répondait en souriant que c’étaient là des exagérations. Omer-Pacha, disait-il, niait formellement ces massacres ; la révolte était vaincue, emmener les femmes sur des vaisseaux européens, ce serait donner aux insurgés un encouragement qui leur ferait reprendre les armes, déjà tombées de leurs mains. L’Angleterre crut Fuad-Pacha ou fit semblant de le croire. Par le retour du courrier, dans un post-scriptum, le chargé d’affaires prévient M. Dickson « qu’il n’y a pas lieu d’employer les bâtimens anglais pour conduire des familles crétoises en Grèce. » M. Murray, qui avait de son côté sollicité l’autorisation de soustraire quelques victimes à Omer-Pacha et à la famine, son alliée, recevait de l’amirauté l’avis « qu’il n’y avait rien à changer à ses instructions. »

Les hommes d’état de la Grande-Bretagne ont tenu avant tout à se montrer conséquens ; du moment que le principe dont s’inspire leur politique dans les affaires d’Orient est le maintien de l’empire ottoman, ils se sont fait un devoir de s’interdire toute démarche qui pût gêner la répression et conduire à l’affranchissement de la Crète. C’est être logique ; mais n’y a-t-il pas des instans où, pour ceux qui ont entre les mains le sort de leurs semblables, toute la logique et toute l’habileté du monde ne valent pas un mouvement de compassion, un élan de pitié ? Il est curieux de voir la politique extérieure de l’Angleterre, maintenant même qu’à tant d’égards

  1. C’est par le Blue-book que nous la connaissons ; elle y figure sous le n° 225.