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pacification de la Crète risquent d’être trouvées aujourd’hui bien incomplètes et bien insuffisantes. » Si ces paroles ont besoin d’un commentaire, on le trouvera dans une dépêche de M. Fane, chargé d’affaires anglais à Paris, qui raconte, le 27 décembre 1866, une conversation qu’il a eue avec M. de Moustier. « La Crète, avait dit le ministre français, était un pays perdu pour la Turquie ; le sultan ferait mieux d’accepter franchement ce résultat que d’accorder des concessions et des privilèges qui ne réussiraient point à réconcilier les Crétois d’une manière durable avec la domination ottomane, mais qui formeraient un précédent dont pourraient se prévaloir toutes les provinces de l’empire turc pour réclamer une quasi-indépendance. » M. Fane discute ; son interlocuteur insiste et va jusqu’à dire que, « s’il était le sultan, il n’hésiterait point à abandonner aussi la Thessalie. » Interrogé sur la question de savoir ce que deviendrait la Crète quand la Porte l’aurait abandonnée, et si elle devrait être annexée à la Grèce, M. de Moustier répond que, « dans sa pensée, c’est le seul plan à adopter. »

Le revirement ne pouvait être plus rapide et plus complet. Sans doute les événemens semblent s’être chargés de confirmer les prévisions du cabinet des Tuileries ; si donc ce changement ne prouve que la sagacité de notre diplomatie, nous n’avons qu’à nous incliner et à admirer. Ce qui nous inspire pourtant quelques doutes sur ces intuitions prophétiques, c’est que le parti de notre gouvernement semble pris dès le mois de novembre, quand Moustafa n’avait encore eu que des succès. Entre le langage que M. de Moustier tenait à Constantinople et à Athènes pendant les mois d’août et de septembre, et les idées qu’il exprime devant M. Fane en décembre, il y a une telle différence qu’une autre hypothèse se présente à l’esprit : ce qui aurait si vite modifié les vues du ministre, ce qui l’aurait conduit à soutenir des prétentions qu’il avait très nettement découragées, ce sont moins les événemens dont la Crète était le théâtre que les embarras de notre situation en Occident, que le désir de nous rapprocher de la Russie et de nous entendre avec elle sur une question qui lui tenait fort à cœur.

Depuis ce moment jusqu’au mois d’octobre 1867, le cabinet des Tuileries n’a cessé de négocier pour tacher de décider la Porte à céder la Crète. Le 13 mars 1867, M. de Moustier écrit à lord Stanley que « la séparation de la Crète, aux yeux du gouvernement français, est inévitable ; ce que la Porte aurait de mieux à faire, ce serait de consulter loyalement la population pour savoir si elle désire l’annexion à la Grèce. » Quelques jours après, M. Bourée suggérait à Fuad-Pacha cette idée d’un appel au vote universel ; il n’obtenait en retour que des récriminations contre la Grèce et cette fière déclaration : « Si les puissances européennes veulent enlever