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étrangers qui voulaient introduire parmi eux la tactique européenne, et prétendaient leur faire livrer des batailles rangées ; ils demandaient qu’on les laissât se battre à la manière crétoise, en partisans et en tirailleurs. Avec beaucoup de bon sens, les capitaines expliquaient à leurs hôtes comment ils se représentaient la situation : par eux-mêmes, les Crétois ne pourraient venir à bout des forces imposantes que les Turcs avaient entassées dans l’île ; mais on pouvait fatiguer et user cette armée en la tenant sur le qui-vive, en la forçant à des marches et contre-marches perpétuelles. Déjà, peu habitués à des froids comme ceux qu’ils trouvaient dans les vallées de l’Ida et des Monts-Blancs, les Égyptiens mouraient comme mouches en décembre. On pouvait aussi lasser le gouvernement turc, que l’on savait incapable de soutenir pendant longtemps l’effort qu’il venait de s’imposer ; enfin ce qui importait avant tout, c’était que la résistance, en se prolongeant, fît sortir de leur indifférence les cabinets de l’Occident, et forçât la diplomatie à prendre un parti, dans l’intérêt même de la Turquie, sa cliente. Pour atteindre ce résultat, il suffisait que les Turcs ne pussent faire un pas sans entendre des balles leur siffler aux oreilles, et que partout ils se trouvassent en présence d’une protestation armée dont le bruit finirait bien par retentir hors des étroites limites de la Crète.

La lutte ne fut donc plus qu’une guerre de partisans dont les mille épisodes, toujours divers et toujours les mêmes, échappent à l’histoire. Il devenait de plus en plus difficile aux Crétois de garder réuni pendant quelques jours un corps un peu nombreux ; à mesure que les ravages des Turcs s’étendaient à quelque nouveau district jusque-là épargné par la guerre, les chefs de bandes, ne pouvant plus compter pour nourrir leurs hommes sur ce que l’on trouverait dans les villages, étaient obligés de ne garder autour d’eux que quelques centaines de partisans. S’agissait-il de tenter une razzia, de défendre un passage menacé, le signal était donné, et de tous les villages accouraient les pallicares crétois avec deux ou trois jours de vivres dans leur havre-sac. Quand on avait fini sa provision de pain, de biscuit et d’olives rances, il fallait bien se séparer. La plupart des hommes retournaient alors dans leurs villages ; les capitaines, avec quelques dévoués compagnons, se hâtaient de gagner les districts non encore ravagés, ou d’aller attendre sur la côte une cargaison de poudre et de farine. Les officiers hellènes, dans les protestations et les rapports qu’ils ne cessaient d’envoyer aux consuls, prenaient des titres pompeux, ceux de généraux et de commandans en chef ; mais en réalité ils n’avaient ni plus de soldats ni plus d’autorité que les capitaines indigènes. Un jour à la tête d’un millier d’hommes, ils n’en avaient pas cent