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malheureux de s’ensevelir sous les ruines du monastère. La proposition avait été accueillie par des cris d’enthousiasme ; on avait prié ensemble, on avait reçu la bénédiction de l’évêque, puis un moine s’était avancé vers la poudrière et y avait jeté la mèche allumée. Des centaines de Turcs avaient été écrasés sous les ruines de l’édifice. Tout ceci, paraît-il, n’est point d’accord avec les souvenirs des rares survivans de ce lugubre drame ; les uns attribuent l’explosion, qui d’ailleurs ne fit pas un grand nombre de victimes, à une bombe turque, les autres à la maladresse d’un moine pris de vin. Aucun des renseignemens recueillis sur les lieux ne confirmerait l’hypothèse d’un concert préalable et d’un sacrifice volontaire. Toute cette scène, on n’en saurait douter, a été imitée d’un célèbre épisode du dernier siège de Missolonghi. Le défaut de ces copies, c’est qu’elles font douter de l’original même qui leur a servi de modèle.

Quelque défiance que des narrations ainsi chargées de couleurs romanesques éveillent chez les esprits critiques, la catastrophe d’Arkadi, par la terreur et la pitié qu’elle inspira, n’en contribua pas moins à ébranler bien des cœurs jusque-là distraits et indifférens. On comprit, au caractère opiniâtre et presque insensé de cette défense sans espoir et de cet assaut sans merci, de quelle guerre inexpiable c’était là le sanglant prélude. Comme pour qu’il fût impossible aux habitans même de l’île, musulmans et chrétiens, d’oublier de quelle hécatombe ce lieu funeste avait été le théâtre, les vainqueurs se retirèrent sans avoir pris le temps d’ensevelir tous les morts ; vainqueurs et vaincus, beaucoup des victimes restèrent gisantes sur le sol jonché d’armes et de débris, dans les salles désertes du monastère. Voici comment M. Skinner raconte la visite qu’il fit à Arkadi au mois d’avril 1867 sous la conduite d’une vieille femme du voisinage qui avait échappé au massacre.


« Je remarquai que les plus rudes et les plus gais de nos compagnons cessèrent de chanter et de rire au moment où nous traversâmes la prairie pour approcher du monastère. Ils n’étaient pas frappés d’épouvante, ce serait trop dire, mais ils devinrent graves et silencieux. Oui, c’était Arkadi. La vieille femme qui nous guidait frissonna en le revoyant. C’était Arkadi. Là-bas, au milieu du plateau, là où les fleurs étaient plus brillantes, là où la prairie était plus verte, se dressait une construction qui ne présente que peu de signes extérieurs de ruine. « Il faut voir l’intérieur, » nous dit en baissant instinctivement la voix notre vieille conductrice… Nous entrâmes par un portail où le passage est encore à demi obstrué par des pierres, et nous nous trouvâmes aussitôt au milieu des traces du drame qui s’était accompli là en novembre 1866. C’est la carcasse d’un cheval qui nous barre le sentier, c’est le sol