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que de solidité. Ils résolurent donc d’attendre de pied ferme l’armée ottomane hors des défilés, dans une position assez bien choisie, à Vafé, en avant de Prosnéro. Cette décision fut prise malgré les capitaines indigènes ; Zimbrakakis, habitué à la manière de combattre des armées européennes et sûr de ses volontaires, avait fait prévaloir son opinion. Ce fut le 24 octobre que la bataille s’engagea. Les Grecs étaient retranchés dans des maisons et derrière des abatis d’arbres. Tant que l’on se borna à échanger des balles, le feu des Crétois, portant sur des masses épaisses et serrées, fut plus meurtrier que celui des Turcs, dont les feux de peloton n’atteignaient que la terre et le roc ; mais bientôt les officiers turcs se lassèrent de voir tomber ainsi leurs hommes et ordonnèrent l’attaque à la baïonnette. Le feu des Crétois redoubla, mais sans ralentir les colonnes d’assaut qui, par plusieurs côtés, abordaient avec élan les positions grecques ; quand elles les atteignirent, elles les trouvèrent à peu près abandonnées. Il n’était même pas venu aux Crétois l’idée de soutenir le choc ; ils couraient à toutes jambes vers Prosnéro. Seuls, les volontaires hellènes ne se débandèrent pas à la première menace et tentèrent quelque résistance ; les uns furent tués sur les barricades qu’ils défendaient ; d’autres, faits prisonniers, furent traités avec égard par Moustafa-Pacha. Le soir même, l’avant-garde musulmane occupait Prosnéro sans coup férir ; quelques heures de marche seulement la séparaient de la plaine et du bourg d’Askyfo, qui sont en plein territoire sfakiote.

Pourquoi Moustafa-Pacha ne profita-t-il point de sa victoire ? pourquoi ne poussa-t-il point l’épée dans les reins les Crétois débandés ? Ce n’était point l’âge qui obscurcissait son esprit et refroidissait son ardeur ; pendant toute cette campagne, il montra une activité et une énergie dont ses ennemis même se sont étonnés. Ce qui est probable, c’est qu’avec son expérience des insurrections Crétoises il crut que les insurgés, au lendemain de ce grave échec, allaient se disperser d’eux-mêmes, que le mieux était de laisser faire les rivalités des capitaines. La faute fut de ne pas mesurer la portée de l’élan qu’avaient imprimé aux esprits les récens événemens de l’Occident et les excitations de la presse grecque. Il serait injuste aussi de méconnaître un sentiment honorable qui contribua à entretenir Moustafa dans cette illusion ; il lui répugnait de ravager et d’ensanglanter cette île où il avait passé tant d’années de sa vie, où il avait fait sa fortune et sa réputation. Enfin, tant sont complexes les motifs des actions humaines, le riche propriétaire qui possédait dans toutes les parties de la Crète de si beaux domaines ne se souciait pas de commencer une guerre à outrance, dont ses orangers et ses oliviers auraient été les premiers à souffrir. Ce