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période héroïque, le moment le plus heureux et le plus brillant de l’insurrection. Ceux qui ont été mêlés à cette lutte depuis le début ne peuvent parler sans regret et sans émotion de ce temps où l’enthousiasme était si vif et où le succès paraissait si prochain. On n’était point encore à court de vivres ; les chrétiens avaient pu presque partout rentrer leurs récoltes, et même, dans beaucoup d’endroits celles des musulmans de leur voisinage. On n’avait pas de très bonnes armes, mais le Panhellénion, bateau à vapeur qu’avaient acheté les comités philocrétois d’Athènes, apportait chaque semaine des carabines, de la poudre, des volontaires ; on annonçait le débarquement en Crète d’un certain nombre d’officiers de l’armée hellénique qui avaient donné leur démission pour courir au feu. Au premier rang était le colonel Coronéos, soldat inquiet, ambitieux, hardi, qui semblait aspirer à devenir le Garibaldi de la Grèce. En 1854, M. Coronéos faisait contre nous, dans les rangs de l’armée russe, la campagne de Crimée ; en 1860, il obtenait d’être attaché à notre corps expéditionnaire en Syrie, espérant trouver là quelque occasion de tirer l’épée contre les Turcs ; mêlé à l’opposition qui amena la chute du roi Othon, il joua un rôle important après la révolution comme chef de la garde nationale, et travailla, non sans quelque succès, à rétablir l’ordre dans la capitale. On parlait aussi du commandant Zimbrakakis, Crétois d’origine, ancien élève de notre école de Metz, et de M. Vyzandios, qui, ayant traduit en grec moderne le Consulat et l’Empire de M. Thiers, passait pour un grand stratégiste. Un vétéran de la guerre de l’indépendance, le vieux Dimitri Pétropoulaki, avait amené un petit corps de Maniotes que conduisait au feu son fils Léonidas. On nommait encore le colonel Yenissarli, qui avait donné à sa bande le titre de légion de Pluton, le capitaine Smolensk, fils d’un ancien ministre de la guerre du royaume hellénique, MM. Nicolaïdis et Souliotis ; d’autres étaient de tout jeunes gens, récemment sortis de l’école des Évelpides, le Saint-Cyr de la Grèce.

Moustafa-Pacha comprit que l’armée qu’il commandait ne pouvait persister plus longtemps à se tenir sur la défensive ; c’eût été s’exposer à voir les troupes perdre toute confiance en elles-mêmes. Vers le milieu d’octobre, il s’avança donc à la tête de 10 ou 12,000 hommes vers Sfakia. C’était par Prosnéro, Krapi et Askyfo qu’il semblait vouloir pénétrer dans ce district, que l’on avait encore l’habitude de considérer comme le rempart de la liberté crétoise. Le plus sage pour les Grecs eût été de fortifier le défilé de Krapi, où les Turcs, en 1821, avaient essuyé un si cruel désastre ; mais les insurgés n’avaient encore eu affaire qu’aux troupes égyptiennes, qui avaient montré en diverses rencontres plus d’agilité