éprouvée de ma vie. — Je ne vous avais point accusé de n’être pas venu me voir : quand vous vous y étiez refusé, je ne croyais pas au nouveau paroxysme de persécution que j’ai souffert. Si je l’avais prévu, assurément j’aurais résisté à la générosité de Matthieu, comme j’ai résisté, mais inutilement, à celle de Juliette. — Je trouve ridicule d’imiter le baron de Voght, c’est-à-dire d’abandonner une amie pour des places ; mais quand il s’agirait de l’exil, on ne pourrait pas me causer une plus grande douleur que de le braver, et je me meurs à la lettre du malheur de mes amis. — Ma santé, qui était forte, est détruite, et il se pourrait très bien que je mourusse avant la traversée. Tout cela est égal. J’aime mieux cette situation que ce qu’on m’offre pour en sortir. — Mais je vous le dirai de toute la hauteur de mon âme : je pense qu’en fait de dignité morale les circonstances me placent aussi haut qu’il est possible, et je m’étonne que vous, qui êtes si indulgent pour l’inconcevable conduite de Gérando, vous tourniez toutes vos foudres contre une malheureuse femme qui, résistant à tout, défendant ses fils et son talent au péril de son bonheur, de sa sécurité, de sa vie, est un moment touchée de ce qu’un jeune homme d’une nature chevaleresque sacrifie tout au plaisir de la voir[1]. — J’estime avant tout sur cette terre le dévouement, l’élévation et la générosité. — Je voudrais qu’on pût y joindre l’absence totale des faiblesses d’imagination ; mais de toutes les faiblesses, celles qui souillent le plus à mes yeux, ce sont celles du calcul ou de la pusillanimité ! — On peut encore accomplir toutes les vertus, quand on serait trop susceptible de goût pour les agrémens et les qualités ; mais de quoi reste-t-on capable quand on recherche la faveur aux dépens de l’amitié, aux dépens des consolations qu’on peut donner aux malheureux ? Que signifient ces aumônes aux pauvres, quand on néglige la charité du cœur ? quand on n’encourage pas les sacrifices en estimant ceux qui les font ? enfin quand on consacre son existence à servir les petites haines, les petites passions des cœurs, en foulant aux pieds les âmes d’une nature relevée ? — Certes je n’ai pas besoin de vous dire que cela ne vous regarde pas. — Votre vie est parfaitement honorable ; nos rapports ensemble n’exigent rien au-delà de ce que vous faites pour moi, et vous n’êtes pas responsable de l’espèce de sentiment d’enthousiasme qui m’aurait portée à désirer plus parce que j’aurais fait davantage. — Je n’ai donc jamais, je vous le répète, soupçonné votre caractère, et votre lettre m’a confondue, parce qu’il me semblait que, si vous vouliez bien employer votre indignation, il ne devrait pas vous en rester de libre, et encore moins contre moi. — J’ai demandé mon passage sur la frégate la Constitution. J’espère l’obtenir. — Je ne vous dirai pas ce que je souffre ; vous le comprendrez ; mais, excepté le moment où un homme tel que
- ↑ De quel jeune homme s’agit-il ? On croit deviner que c’est M. de Rocca.