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sens droit des Romains, démêlaient et rendaient inutiles les ruses subtiles et compliquées que leur opposaient et que multipliaient autour d’eux les politiques grecs, qui finissaient souvent par s’embarrasser dans leurs propres trames. C’est ainsi qu’Ismaïl-Pacha s’est perdu pour avoir voulu être trop habile. A peine arrivé en Crète, il s’était entouré de Grecs et livré tout entier aux Grecs ; c’était d’un côté affinité naturelle, de l’autre désir et espérance de mieux voir dans le jeu de l’adversaire en paraissant s’allier à lui. Or en pays turc les chrétiens, n’ayant jamais l’exercice régulier et public du pouvoir, ne pouvant prendre quelque part à la direction des affaires que d’une manière détournée et comme clandestine, usent presque toujours assez mal de ce qu’ils possèdent d’influence ; rien n’est immoral et dangereux comme l’autorité séparée de la responsabilité. D’un bout à l’autre de l’empire turc, toute la puissance est censée résider entre les mains des hauts dignitaires musulmans ; mais en réalité ceux qui gouvernent et qui jugent sous le nom des pachas et des cadis, ceux qui tirent des misères du peuple les plus gros profits, ce sont les raïas, banquiers et secrétaires des grands personnages turcs, ce sont les primats, — grecs, arméniens ou slaves suivant les provinces, — qui, sans trop s’en cacher, conduisent le medjilis ou conseil du district. Les pachas ne sont que les prête-nom de ce pouvoir occulte qu’aucune loi n’a établi ou reconnu, mais qui se fonde sur la supériorité d’intelligence, d’activité et de richesse. La coterie grecque qui se groupa autour d’Ismaïl-Pacha ne se fit aucun scrupule de le compromettre par des mesures impopulaires, de le discréditer par des choix malheureux et de criantes exactions. Ismaïl-Pacha ne s’apercevait de rien ; la vanité lui fermait les yeux. Plus instruit que ne le sont la plupart de ces hommes d’état de la Turquie contemporaine que l’on a pompeusement appelés « les hommes de la réforme, » Ismaïl a fait des études assez sérieuses ; il est docteur en médecine de la faculté de Paris. Il avait le bon sens d’être plus fier de ce titre et de ces connaissances, qui lui donnaient une valeur personnelle, que de la situation élevée où l’avait porté la faveur du prince ; mais il le laissait trop paraître. On en abusa. Voulait-on faire sa cour, on affectait d’oublier le muchir ou gouverneur du plus haut rang pour ne plus voir que le grand médecin, à qui aucune maladie ne se permettait de résister. C’est ainsi que ses familiers surent le conduire à perdre de vue l’intérêt public et le soin même de sa fortune politique pour satisfaire des convoitises et des ambitions privées. A toutes les réclamations, il répondait en paraissant accorder ce qu’on lui demandait ; mais ces perpétuelles promesses, qui n’étaient suivies d’aucun effet, irritaient les esprits plus que n’eussent fait de francs refus.