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d’invectives pour ceux qu’ils appelaient des lâches et des traîtres. C’est vraiment attacher trop d’importance à ces commérages plaintifs : les auteurs de ces lettres, poussés vers la Crète par l’amour des aventures, y ont trouvé les choses moins avancées, la vie plus dure, la paie moins régulière peut-être qu’ils ne l’avaient espéré. Il est possible qu’ils n’aient pas non plus rencontré chez des paysans dont ils ignoraient la langue l’accueil auquel les avaient accoutumés les populations de la Sicile, de la Calabre ou du Tyrol ; de là d’inévitables froissemens. En dépouillant tous ces témoignages, nous allons essayer de dégager la vérité sur des événemens qui de l’un comme de l’autre côté ont été étrangement défigurés par l’esprit de parti.


I

Nous avons jadis raconté ici même avec détail quelle part active et brillante la population chrétienne de l’île de Crète avait prise à la guerre de l’indépendance, de 1821 à 1823, quelles souffrances elle avait vaillamment supportées, et quels résultats elle avait obtenus ; nous avons dit quelle douloureuse surprise elle éprouva lorsque le protocole de Londres et les traités qui en furent la conséquence la laissèrent en dehors du nouveau royaume qu’ils constituaient et la rendirent ainsi à la domination ottomane[1]. Nous ne reviendrons pas sur la période relativement heureuse et tranquille pendant laquelle l’île fut gouvernée, d’abord au nom de Méhémet-Ali, puis, à partir de 1840, au nom du sultan, par l’Albanais Moustafa-Pacha, connu depuis lors en Orient sous le nom de Kiritli (Cretois). C’est dans la protestation armée de 1858 et dans le souvenir des concessions alors obtenues par les chrétiens sans brûler une amorce qu’il faut chercher la cause première de l’insurrection de 1866. Par la destitution de Véli-Pacha, le rideau était tombé au milieu des sifflets sur cette comédie de civilisation et de progrès que l’ancien ambassadeur à Paris, soufflé par quelques compères, avait voulu jouer pour l’Europe, et qui avait brusquement failli tourner à la tragédie. Le nouveau vali, Sami-Pacha, réussit à renvoyer les Turcs et les chrétiens à leurs moissons, à leurs vergers, à leurs oliviers. Adroit et avisé, il donna à l’île quelques années de calme.

Ismaïl-Pacha, qui lui succéda en 1861, fut moins heureux. Grec d’origine, il avait un défaut que l’on rencontre souvent chez ses compatriotes : il était fin, mais il avait de sa finesse une opinion exagérée. Dans cette astuce grecque, dont l’Ulysse d’Homère nous offre le premier type, il y a souvent bien de la naïveté. C’est merveille de voir dans Polybe avec quelle facilité l’esprit net et pratique, le

  1. Voyez la Revue des 15 février et 15 mars 1864.