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regrettera l’impératrice Joséphine et s’intéressera à la douleur inséparable d’un si grand sacrifice ; mais tout le monde comprendra les raisons qui déterminent votre majesté à choisir, dans l’intérêt de l’état, une princesse qui lui puisse donner des héritiers. — Eh bien ! dit l’empereur, dont le front se rasséréna aussitôt, puisque cela est raisonnable, laquelle choisir ? — Ni l’une ni l’autre, mais une Française, et pourvu que la nouvelle impératrice n’ait pas trop de parens qu’il faille élever à la dignité de princes et combler de richesses, la France applaudira à votre choix. Le trône que vous occupez ne ressemble à aucun autre : vous l’avez élevé de vos mains. Vous êtes à la tête d’une nation généreuse ; votre gloire et la sienne doivent être mises en commun. Ce n’est pas en imitant les autres monarques, c’est en vous en distinguant que vous rencontrerez votre véritable grandeur. Vous ne régnez pas au même titre qu’eux, vous ne devez pas vous marier comme eux. La nation sera flattée que vous cherchiez une impératrice dans ses rangs, et c’est ainsi qu’elle continuera de voir dans votre race une race toute française. » Ces paroles ne firent pas la moindre impression sur Napoléon. « Allons donc ! ce sont là des enfantillages. Bah ! si M. de Talleyrand vous entendait, il aurait maigre idée de votre perspicacité politique. Vous ne traitez pas cette question en homme d’état. Il faut que je rallie à ma couronne au dedans et au dehors ceux qui n’y sont pas encore ralliés. Mon mariage m’en offre les moyens. Est-ce que vous vous imaginez que les mariages des souverains soient affaire de sentiment ? Non, mais de politique ; le mien ne doit même pas être décidé par des motifs de politique intérieure. Il s’agit de bien autre chose, il s’agit d’assurer mon influence extérieure et de l’agrandir par une alliance étroite avec un puissant voisin. » Après ces mots, ouvrant avec impatience la porte de son cabinet, Napoléon sortit et laissa M. Daru à son bureau, plus content d’avoir dit franchement sa pensée qu’étonné de l’accueil qu’elle avait rencontré.

Parmi les hommes d’état que l’empereur se donna plus tard la satisfaction de consulter dans un conseil d’apparat et avec grande solennité, aucun ne songea, il faut l’avouer, à développer, si peu que ce fût, la thèse mise en avant par M. Daru. M. Thiers, qui a raconté avec des détails curieux et précis toute cette affaire du second mariage de Napoléon, nous a rapporté avec son exactitude accoutumée l’opinion émise dans la réunion officielle du 21 janvier 1809 par l’archi-chancelier Cambacérès. Cette opinion avait été favorable à l’alliance russe. Tout le monde en fut dans le moment passablement étonné, car si quelqu’un était par sa situation dans l’état, par sa merveilleuse perspicacité, par la confiance qu’il inspirait à l’empereur, en mesure de pressentir plus que personne ses