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d’argent[1]… » Esménard en effet dut beaucoup agir sur l’esprit de son ministre, le duc de Rovigo, et il put lui communiquer une première impression défavorable ; mais en telle matière la responsabilité ne descend pas, et il est juste qu’elle remonte aussi haut que possible, et qu’elle incombe à qui de droit. Tenons-nous-en donc à la lettre suivante de Mme de Staël, écrite sous le coup même de l’émotion, et qui n’est pas sans ajouter quelques traits bien caractéristiques à ce qu’elle a écrit ailleurs et à ce qu’on savait déjà :


« Ce 1er novembre (1810), Coppet.

« J’ai beaucoup souffert, mon cher Camille, et vous le croirez aisément. — Je n’ai pas voulu passer par Lyon, parce que dans ce moment on observait toutes mes démarches et que je ne voulais pas attirer sur vous l’attention ; mais à présent que je suis retombée dans l’oubli, puisque le but est atteint, que le livre est brûlé, si vous venez me voir cet hiver, ce me sera un moment bien doux, et le dernier, car vous m’en croyez bien, ou je mourrai, ou je m’en irai. — Quoi ! mon livre est censuré par Portalis, qui certainement n’est pas facile, et l’on me le saisit ! Après cette saisie, tous les censeurs de la police sont convoqués, Esménard, Lacretelle, Fiévée, etc. ; ils sont d’avis que rien ne doit en empêcher la publication, et l’on le pile tellement que l’édition entière de dix mille exemplaires ayant rendu 500 francs en carton, on a donné 500 francs à Nicolle comme dédommagement, tandis que moi je viens de lui en envoyer quinze mille. — Le duc de Rovigo a dit à mon fils : « Quoi ! nous aurons fait la guerre pendant quinze ans pour qu’une femme aussi célèbre que madame votre mère écrive un livre sur l’Allemagne et ne parle pas de nous ! » A cela j’ai répondu que louer l’empereur, lorsqu’il me retenait mon

  1. Il est fâcheux que les témoignages contemporains concernant Esménard ne le mettent point au-dessus de ce genre de soupçon. On lit dans les Mémoires du comte de Senfft, ancien ministre de Saxe à Paris vers l’an 1800, à l’occasion d’une parente compromise qu’il s’agissait de sauver des rigueurs extrêmes auxquelles elle était exposée : « M. Esménard, poète de beaucoup de talent, mais homme de plaisir, sans principes, qui s’était fait par besoin intrigant et instrument de la police, et qui s’attachait aux pas des étrangers de marque et des membres du corps diplomatique, offrit à M. de Senfft ses services dans cette affaire, et en reçut quelques centaines de louis sous prétexte de prévenir par leur emploi les rapports défavorables de la police westphalienne, qui auraient pu donner à l’affaire une tournure plus odieuse. » — En ce qui concerne l’affaire de Mme de Staël, il est toutefois a remarquer, à la décharge d’Esménard, que, dans la lettre à Camille Jordan qu’on va lire, Mme de Staël ne le distingue point des autres censeurs, qu’elle donne pour favorables à la publication. Dans les Souvenirs et la Correspondance tirés des papiers de Mme Récamier et publiés par Mme Lenormant, Esménard, sollicité par Mme Récamier en faveur de Mme de Staël, ne parait point non plus si farouche ni si hostile (tome Ier, p. 161) ; mais il était déjà trop tard quand Mme Récamier intervint auprès de lui, et la décision était prise.