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matérielles, au lieu de veiller lui-même à sa défense comme aux jours de la liberté républicaine, il avait confié le soin de le sauver aux empereurs, chefs et favoris de l’armée. Ceux-ci le défendirent quelque temps avec leurs légions recrutées parmi les barbares, ils les établirent sur les terres de l’empire pour s’en faire des instrumens de domination et pour intimider leurs concitoyens, ils les comblèrent de titres et de richesses, de cajoleries et d’honneurs ; mais toute la discipline de ces mercenaires ne put tenir contre l’assaut des multitudes qui venaient se ruer l’une après l’autre sur la proie du monde romain. Le jour vint où les digues furent rompues et où l’inondation barbare se répandit tumultueusement sur l’Europe, pour la dévaster d’abord, ensuite pour la rajeunir et pour la régénérer.

Loin de nous la pensée de dire que l’état actuel de la société française ressemble à cette triste peinture de la décadence de l’empire romain ! Voilà pourtant ce que voudraient nous faire croire, si nous consentions à écouter leurs doléances, ces conservateurs effrayés qui n’ont plus ni le courage de se conserver eux-mêmes, ni la sagesse de se résigner. C’est à ces classes bourgeoises paralysées par la peur, à cette Rome d’à présent, sénile et endormie comme l’autre, que nous voudrions crier de toutes nos forces : Il est temps de vous réveiller. La ligne du Rhin et du Danube est franchie ; les barbares sont entrés dans la citadelle, appelés par les empereurs. Les digues de la démocratie sont rompues, le flot s’avance lentement, mais sûrement. N’attendez pas qu’il vous surprenne dans votre lit. Levez-vous, marchez à sa rencontre, lâchez toutes les écluses, ouvrez tous les canaux de la vie publique, aidez vous-mêmes la démocratie à se répandre sur la société française, tâchez que cette inondation soit fécondante pour notre sol tant de fois ravagé. Ou bien, si vous persistez à la craindre, faites comme ces bûcherons qui repoussent un incendie par un autre, armez-vous pour la combattre des forces mêmes de la liberté. Ce que vous ne faites point par patriotisme ou par esprit d’équité, faites-le du moins par égoïsme et par intérêt bien entendu. Faites respecter en vous-mêmes les droits que vous avez méconnus, rétablissez à votre profit les libertés que vous avez détruites. Le temps viendra où ces libertés seront votre unique sauvegarde, et où vous serez trop heureux de trouver un refuge à l’abri de ces principes de justice que vous avez si imprudemment ébranlés.


ERNEST DUVERGIER DE HAURANNE.