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convoitises et sous les appétits qu’elles déchaînent ; ils ne se développent que par le jeu des passions naturelles au cœur de l’homme. Le mal lui-même a. sa place marquée dans ce développement providentiel des sociétés humaines, où rien n’est inutile au progrès. Les révolutions les plus justes et les plus heureuses dans leurs conséquences ont eu pour instrumens et pour auxiliaires les instincts les plus mauvais et les plus grossiers de la nature humaine. C’est par l’expérience et par le choc des intérêts contraires que les passions apprennent à se modérer, à se dominer, à se contenir, et que ce qui n’était que la satisfaction d’un appétit devient l’exercice régulier d’un droit. Qu’on ne s’effraie donc pas outre mesure des rancunes et des jalousies de classes qui divisent encore la société française. C’est par le chemin de l’envie que l’égalité pénètre et s’établit parmi les hommes, et l’envie des basses classes cesse d’être dangereuse le jour où les classes supérieures cessent elles-mêmes d’être défiantes et jalouses.

N’est-ce pas à elles d’ailleurs à donner l’exemple ? Comment mériteront-elles la confiance et le respect de la démocratie, si elles ne lui témoignent elles-mêmes que de l’aversion et du mépris ? Comment peuvent-elles s’étonner des injustes préventions de l’ignorance populaire, si elles nourrissent de leur côté contre les classes inférieures des sentimens de malveillance et de dépit à peine déguisés ? De quel droit peuvent-elles accuser les passions de la multitude, si leur richesse, leur expérience, leurs lumières, si la plus grande impartialité, que donne toujours une position plus haute, ne leur sert pas à s’élever elles-mêmes au-dessus des sentimens étroits qu’elles gourmandent chez leurs rivales ? Est-ce donc enfin la bonne manière de ramener le peuple à des idées sages que de lui répéter tous les jours qu’on désespère de son avenir, et qu’on le regarde comme un ennemi ? Prenons garde que nos classes moyennes, pour avoir eu trop peur de la démocratie, ne se rendent involontairement responsables de tous les excès qu’elle pourra commettre. Prenons garde que le jour où la puissance aura passé dans les mains du parti populaire, accoutumé par nous à ne respecter et à n’adorer que la force, nous ne venions en vain lui faire entendre le langage de la justice et de la raison.

Il est temps de changer de route, c’est l’intérêt particulier des classes moyennes comme l’intérêt général du pays, c’est le salut même de la France qui nous l’ordonne. Il faut en finir au plus vite avec cette période de transition, toujours si agitée, si douloureuse, si stérile. Il importe à la cause de l’ordre que notre démocratie naissante atteigne au plus tôt son âge viril, qu’elle entre en pleine possession d’elle-même, c’est-à-dire en pleine possession de la