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incohérent de craintes et d’espérances, d’imprudences et de timidités, d’indulgences et de rancunes, de crédulités et de défiances, d’aspirations libérales et d’instincts dociles, — ce perpétuel conflit de sentimens et d’idées qui fait de notre caractère une espèce d’énigme, et qui jette tant d’obscurité sur notre avenir ; c’est enfin cette division sourde et cette secrète hostilité des classes, qui subsiste, dit-on, sous les apparences de l’union et de la paix. Interrogeons-nous avec franchise, tâchons pour un instant d’emprunter le regard impartial de l’histoire, et de nous considérer, s’il est possible, comme le ferait un étranger désintéressé de nos affaires et indifférent à notre pays. Qu’est-ce que la France à cette heure, et qu’y voyons-nous depuis un siècle ? — Un peuple qui fait des révolutions tous les quinze ou vingt ans quand il n’en fait pas plusieurs dans le cours de la même année, et qui le lendemain se laisse mettre des lisières sans résistance, en professant lui-même que cette tutelle lui est bonne, — qui se révolte contre la loi quand elle est indulgente et qui adore l’arbitraire quand il est brutal, — qui aime l’égalité à tel point qu’il lui sacrifie ses libertés les plus nécessaires et qui recherche toutes les distinctions avec une avidité puérile, — qui fait profession de mépriser la naissance et à qui rien ne coûte pour obtenir un titre honorifique ou un bout de ruban, — qui a horreur des privilèges, et dont l’unique ambition est d’en avoir, — qui se croit démocratique et qui se sépare en trois ou quatre classes ennemies, — où les castes à peine abolies se reforment d’elles-mêmes comme autrefois, — où le gouvernement, tenant son existence de la souveraineté du suffrage populaire, se croit en devoir de lui refuser toutes les libertés qui lui donneraient la vie. Et cependant ce peuple est brave, généreux, éclairé ; il a été pendant longtemps le foyer intellectuel du monde ; il a plus contribué que tout autre à répandre en Europe la semence des idées libérales ; il n’a pas renoncé encore à cet apostolat glorieux. Que sommes-nous donc enfin ? Il est temps pour nous de le savoir.

C’est un lieu commun établi et enraciné par l’usage que la France est une démocratie depuis la révolution de 89. « La démocratie, s’écriait Royer-Collard il y a bientôt quarante ans, la démocratie coule à pleins bords dans la société française. » On ne s’imaginait pas dans ce temps-là que le torrent pût rompre ses digues et en dépasser le niveau. Aujourd’hui cette opinion peut nous paraître plus fondée, et elle est devenue, comme tout ce qui nous touche, un de nos sujets d’orgueil national. On voit des hommes qui au fond du cœur n’ont aucune espèce d’affection ni d’estime pour les institutions démocratiques aller partout se glorifiant de ce que la France est la nation démocratique par excellence, le modèle et la terre promise de la véritable démocratie. — C’est là de leur part