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nous jeter en pleine eau et tâcher d’y nager tout seuls. C’est ce que nous avons fait il y a vingt ans, au lendemain d’une guerre civile épouvantable, au milieu même des eaux troublées de la tourmente révolutionnaire, et cependant la France ne s’est pas noyée. À ceux qui ne seraient pas rassurés par le calme profond qui a succédé à cette tempête et que rien jusqu’à présent n’est venu interrompre, nous aurions alors le droit de dire : À quoi donc a servi votre remède, et que faisons-nous depuis dix-huit ans ?

Nous n’ignorons pas que cette mobilité même et ce désordre de notre histoire inspirent à beaucoup de gens graves de folles espérances de réaction. À force de voir la politique de notre pays osciller sans cesse d’un pôle à l’autre, on a fini par penser que tout était possible en France, et que rien surtout ne pouvait résister au tranchant ou au pommeau d’un sabre. La convention n’avait-elle pas déjà proclamé le suffrage universel absolu ? et la restauration, vingt ans plus tard, n’en a-t-elle pas moins restreint sans résistance le corps électoral tout entier à 90, 000 électeurs ? Qui sait, disent nos têtes sages, si l’avenir ne nous ménage pas un retour pareil ? Qui sait si un accident ne rétablira pas un jour ce qu’un accident a renversé ? C’est leur scepticisme même qui engendre leur confiance et leur incrédulité qui les porte à croire. Tristes et fragiles espérances que celles qui se fondent sur le hasard et sur le mépris qu’on a de son pays !

Nous ne croyons pas, quant à nous, à cette résurrection du passé. L’exemple de la restauration, qui éveille tant d’appréhensions et d’espérances, n’est ici qu’un anachronisme auquel il serait vain de s’arrêter. L’état de la France après le premier empire n’avait que des analogies superficielles avec l’état présent. Il faut avoir la franchise de le dire : Napoléon Ier, qu’on a qualifié de Robespierre à cheval, et qui avait, dit-on, organisé la révolution française, l’avait au contraire absolument étouffée. À la chute du premier empire, la révolution était comme nulle et non avenue au point de vue politique. Il n’en restait de traces que dans les lois civiles, dans le passage des terres des émigrés à de nouvelles mains, dans la nouvelle situation du clergé, mis à la solde du pouvoir civil, et dans l’avènement d’une nouvelle classe de privilégiés, d’une nouvelle noblesse tirée du sein de la roture. Du reste Napoléon ne visait qu’à remplacer et à rajeunir l’ancien régime en reconstituant une nouvelle féodalité militaire européenne sur les débris des vieilles monarchies. Son affectation singulière à se dire le successeur de Charlemagne prouve à quelles origines il aimait à se rattacher, quel régime il aspirait à fonder en Europe. Si sa puissance avait duré, s’il avait eu la sagesse d’accepter les propositions généreuses qu’on lui faisait encore à la fin de son règne,