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sécurité depuis longtemps inconnue, une liberté peut-être insuffisante, mais dont nous n’osons même plus demander le retour ; elle a surtout augmenté les ressources matérielles du pays sans le précipiter dans les désordres et dans les orgies de la spéculation. C’est son avarice tant raillée qui a jeté les fondemens de cette prospérité industrielle extraordinaire dont on a fait honneur au nouveau régime, et qui ne lui a pas été fidèle jusqu’à ce jour. Il y avait alors un mot qui peignait à merveille l’état de la France, et qui aurait pu être employé plus tard avec encore plus de raison : la bourgeoisie française était satisfaite, c’est-à-dire qu’elle voulait rester immobile. Elle craignait tout ce qui pouvait la troubler dans la jouissance de son repos. Si les puissances étrangères insultaient ou menaçaient la France, on voulait éviter la guerre à tout prix ; si le peuple impatient s’agitait au dehors et frappait à la porte du pays légal, on répondait dédaigneusement que la maison était pleine, et qu’on n’y laisserait plus entrer personne. On ne semblait occupé qu’à barrer la voie aux nouveau-venus qui essayaient d’en forcer le passage. La bourgeoisie oubliait qu’elle était elle-même issue du peuple et qu’elle s’y recrutait encore tous les jours ; elle s’habituait à le considérer comme une espèce de nation distincte dont il fallait comprimer les ambitions insolentes ; elle croyait éterniser son pouvoir en repoussant les envahissemens populaires et en refusant les concessions qui l’auraient sauvée. On vit trop bien alors qu’à l’exception d’une minorité courageuse et qui devait rester toujours fidèle dans la bonne ou dans la mauvaise fortune à la cause de la liberté, la bourgeoisie dite libérale de la restauration et du gouvernement de juillet n’était que le grand parti des parvenus de la révolution et de l’empire, alarmés un instant dans leur existence par le retour de l’ancienne monarchie de droit divin, endormis ensuite dans les satisfactions matérielles que la richesse procure. Voilà ce qui a perdu le régime libéral et sage que la révolution de 1830 avait inauguré pour la France. Plus on regrette la douceur de ce régime, moins on doit avoir d’indulgence pour ceux qui l’ont laissé périr entre leurs mains.

L’oligarchie étroite des électeurs censitaires à 300 ou à 200 francs ne pouvait durer qu’à la condition de s’élargir sans cesse. Insoutenable en théorie et en justice pure, elle pouvait du moins servir de point de départ à un progrès sage et continu. Il fallait faire comme l’aristocratie anglaise, appelant les classes moyennes à partager son pouvoir, comme les classes moyennes, émancipant à leur tour par degrés les classes populaires ; il fallait, par ces fréquentes infusions d’un sang nouveau, vivifier et fortifier graduellement le corps politique. C’est ainsi que l’avaient entendu les fondateurs eux-mêmes du suffrage restreint, quand l’école doctrinaire disait